On appelle guerres puniques le conflit qui opposa Carthage
à Rome, de 264 à 146 avant J.-C., et qui se termina par
la destruction de Carthage. Lemploi de cette expression
implique quon adopte le point de vue romain, le seul qui soit
connu, puisque tous les témoignages émanent
dhistoriens latins (le principal est Tite-Live) ou de Grecs
amis de Rome, comme Polybe qui assista à la destruction de
Carthage. Le conflit comprend trois phases actives. La
première est une lutte pour la possession de la Sicile, qui
sachève au bénéfice de Rome. La
deuxième est une tentative de revanche menée par une
famille carthaginoise, les Barcides. Si Hannibal essaie de briser la
« confédération italique » et y parvient
presque, Rome reprend le dessus et règle laffaire en
Afrique même. Carthage nest plus dès lors
quun État vassal. Enfin, Rome décide un jour,
pour des raisons malaisément compréhensibles, de la
détruire. Il lui faut alors trois ans pour venir à bout
de la résistance désespérée dun
peuple qui démontrera sa vitalité en maintenant sa
civilisation pendant plusieurs siècles.
Cette crise représente un tournant dans
lévolution du monde méditerranéen antique.
Polybe remarquait déjà quelle avait
décidé du sort du bassin oriental, dominé depuis
Alexandre par les États gréco-macédoniens,
autant que de celui du bassin occidental ; il souligne aussi que les
moyens employés par les adversaires ont été
beaucoup plus importants que ceux qui ont été mis en
uvre dans toutes les guerres antérieures, y compris
celles dAlexandre. A. J. Toynbee compare les guerres puniques
aux guerres mondiales du XXe siècle : elles ont
entraîné une transformation radicale, politique et
sociale, de tous les peuples qui sy sont trouvés
impliqués. Pour Rome, elles marquent le passage de la
première phase de limpérialisme, limitée
à lItalie, à la seconde, dont lobjectif est
la domination du monde antique. Elles entraînent une
transformation des relations entre Rome et les Italiens, qui aboutira
à la mort de la cité romaine élargie,
façonnée par la conquête du IVe siècle, et
à léclosion du premier État
véritable. Avant dentraîner sa mort politique, la
crise avait transformé Carthage peut-être plus
profondément que Rome ; malheureusement, nous sommes fort mal
instruits de ces changements, que certains historiens modernes vont
jusquà nier. Il nous apparaît pourtant que les
Barcides ont engagé lensemble de lÉtat
punique sur des voies tout à fait nouvelles, en profitant des
conséquences de la grande secousse que nous appelons la guerre
des mercenaires, en réalité un début de
révolution sociale, de même nature que les
révoltes desclaves qui agitèrent au IIIe et au
IIe siècle lAsie Mineure, la Sicile et bien
dautres parties du monde méditerranéen. Si
Hannibal avait vaincu, il aurait sans doute fondé un empire
universel plus ou moins analogue à celui dAlexandre,
où une large place eût été laissée
aux forces démocratiques, aux dépens des oligarchies de
possédants, qui presque partout soutinrent Rome. Malgré
son échec, certaines leçons nont pas
été perdues, et son principal adversaire, Scipion, est
sans doute celui qui en profita le plus. Après lui, Carthage
est devenue, selon le témoignage formel de Polybe, une
démocratie avancée dont les audaces effrayèrent
le Sénat romain au point de lui faire décider sa
suppression.
Rome à la conquête de
la mer
Le monde hellénique sétait jusque-là
presque entièrement désintéressé des
affaires dOccident ; personne nimaginait quune
puissance fondée à louest de lAdriatique
pût devenir dangereuse pour les Grecs : après la
défaite dHannibal, les Hellènes
découvrirent quils étaient à la merci de
Rome. Même Philippe V de Macédoine, qui conclut une
alliance avec les Carthaginois après Cannes, ne cherchait
quà se débarrasser des quelques bases que les
Romains avaient établies sur la côte orientale de
lAdriatique. Hannibal était un des seuls à
comprendre que les affaires des deux parties de la
Méditerranée étaient inséparables. La
surprise des Grecs, quand ils saperçurent que la guerre
entre Rome et Carthage avait scellé leur destin, est
comparable à celle des Européens et des
Américains devant le réveil du Tiers Monde à la
fin de la Seconde Guerre mondiale.
Les peuples civilisés de lOccident faisaient leur
entrée sur le théâtre de la grande politique,
mais des peuples « barbares » (Ibères, Celtes et
Numides), cest-à-dire étrangers à la
communauté culturelle établie autour de
lhellénisme, à laquelle Carthage et Rome
étaient intégrées, avaient joué un
rôle important. Pendant la première guerre encore, ces
peuples furent utilisés par Carthage comme des réserves
de mercenaires. Les Barcides eurent lidée den
faire des instruments politiques, en se servant de leurs propres
tendances : ainsi lempire espagnol dAmilcar fut
essentiellement un royaume ibère, dont le
général carthaginois était le roi, reconnu par
un congrès des chefs de tribu. Plus tard, Hannibal profitera
de la poussée celtique vers le sud pour briser
larmée romaine. À la fin de la seconde guerre,
les Scipions, après sêtre substitués aux
Barcides à la tête du royaume espagnol,
tournèrent le nationalisme numide contre Carthage. Les
résultats de cet engagement dans la grande politique
méditerranéenne nont dailleurs pas
été en général favorables au
développement de ces nations. Lessor de la civilisation
ibérique, qui promettait dêtre très
brillante, fut brisé net par les conquêtes punique et
romaine. La Gaule connut après le passage dHannibal de
grandes transformations politiques et économiques probablement
liées entre elles, et qui sont peut-être la
conséquence directe de la politique barcide : introduction de
la monnaie et constitution de lempire des rois arvernes ; mais
lintervention romaine au-delà des Alpes, elle aussi
conséquence de la crise, aboutira promptement à la
vassalisation politique et économique de la nation. Le royaume
numide lui-même ne prit quen apparence un brillant
départ sous Massinissa : là encore, la
suzeraineté romaine se révéla être un
obstacle insurmontable à lépanouissement
dune nation.
Un enjeu : la
Sicile
Le problème des origines de la première guerre
punique est lun des plus difficiles et des plus importants de
lhistoire ancienne et, plus précisément, de
lhistoire romaine. Les deux puissances sont en effet
entrées en conflit pour la Sicile. Or, Carthage avait depuis
plusieurs siècles des intérêts essentiels dans
cette île, dont la géopolitique démontre la
nécessaire et étroite liaison avec lactuelle
Tunisie. À plusieurs reprises, les Carthaginois avaient
tenté de la subjuguer tout entière ; leurs efforts
avaient échoué devant la résistance des Grecs
maîtres de lest de lîle et rassemblés
par les souverains de Syracuse ; mais, depuis le début du IIIe
siècle, Syracuse néchappait pas à la
dégénérescence générale de
lhellénisme occidental, et Carthage exerçait sur
lensemble de lîle une hégémonie de
fait. Il est donc normal que la république punique ait
défendu son bien, et lon peut même
sétonner quelle ne lait pas fait avec plus
de détermination et defficacité. Au contraire,
lintervention de Rome au-delà du détroit de
Messine paraît à première vue plutôt
paradoxale. Certes, la guerre contre Pyrrhos (278-276) lui avait
permis dachever lunité de lItalie en
soumettant les villes grecques du Sud. Mais lorganisation
quelle avait bâtie, appelée
confédération italique bien quelle ne
possédât pas dorganes communautaires et que chacun
des participants non romains fût lié à Rome par
un accord individuel, ne paraît pas, à la
majorité des historiens modernes, avoir eu de vocation
impérialiste.
On insiste en particulier sur le caractère très
primitif de léconomie du territoire romain proprement
dit, qui coupe en deux la Péninsule en son milieu, de la mer
Tyrrhénienne à lAdriatique : cest une
économie essentiellement paysanne, qui vient de
découvrir la monnaie sous une forme particulièrement
incommode, celle de laes grave . On insiste également
sur labsence complète de marine, linexistence de
relations diplomatiques avec loutre-mer. Rome se serait
trouvée attirée en Sicile par un enchaînement de
circonstances et dincidents mineurs et aurait en quelque sorte
conquis lîle malgré elle, sans en avoir une
conscience très nette, par le seul poids de son énorme
force militaire ; les premières réactions des Puniques,
consistant en raids de corsaires sur les côtes italiennes,
auraient amené les sénateurs à surestimer la
puissance de Carthage et à y voir un danger, en fait
inexistant, pour la sécurité de lItalie. Telle
est la thèse développée notamment, en 1949, par
lhistorien allemand A. Heuss.
Depuis lors cependant, une autre interprétation tend à
simposer, qui trouve son origine dans les recherches de J.
Heurgon, publiées en 1942, sur les rapports de Rome et de
Capoue : elles font apparaître que le point de départ de
limpérialisme romain a été la conclusion,
vers le milieu du IVe siècle avant J.-C., dune union
politique entre Rome et la Campanie, qui a donné naissance,
dans les premiers temps, à un « État
romano-campanien » où les deux partenaires se trouvaient
sur pied dégalité. Or, si Rome demeurait
économiquement arriérée, la Campanie, et en
particulier Capoue, était lun des principaux centres
industriels et commerciaux de la Méditerranée. Des
liens étroits sétaient formés entre les
classes dirigeantes de Rome et de Capoue, des Campaniens venant
siéger au Sénat romain, et des familles romaines, comme
les Claudii, sengageant dans les affaires du Sud. Limage
de la société romaine, au début du IIIe
siècle, apparaît ainsi beaucoup plus complexe quon
ne le croyait, comme la montré, en 1962, F. Cassola : si
certaines familles nobles, comme les Fabii, demeuraient
attachées à une politique exclusivement terrienne,
dautres montraient un esprit plus ouvert et plus hardi. On
constate dautre part que les Osques, qui constituaient le fond
de la population campanienne, avaient entrepris dès le IVe
siècle la conquête de la Sicile, en sy infiltrant
comme mercenaires. Vers 285, une de leurs bandes sétait
emparée de Messine. Or, cest à lappel de
ces Mamertins que les Romains interviendront dans lîle.
Il est donc vraisemblable que la conquête de la Sicile a
été décidée par le parti qui, dans le
Sénat romain, soutenait les intérêts des
Campaniens ; elle fut commencée par un consul qui appartenait
à la famille des Claudii, la plus importante de ce parti,
alors que la principale famille du parti adverse, celle des Fabii,
connaissait une éclipse.
La partie qui sengage alors (264 av. J.-C.) met en
présence quatre joueurs : outre Carthage et Rome, les
Mamertins et les Grecs de Sicile orientale, rassemblés par un
général habile, Hiéron, qui ne tardera pas
à se proclamer roi à Syracuse. Hiéron, parvenu
au pouvoir en 270, a pour but déliminer les Mamertins
qui mettaient en coupe réglée les cités
voisines. Devant les succès de Hiéron, les Mamertins
font appel dabord aux Carthaginois qui occupent Messine, puis,
lassés de leur présence, aux Romains qui
éliminent par surprise la garnison punique. Carthage et
Syracuse se retrouvent alors dans le même camp, contre Rome et
les Mamertins ; mais Hiéron, exposé le premier aux
coups des légions, comprend vite qui est le plus fort : en
sacrifiant une partie de son royaume, il achète une
tranquillité qui durera un demi-siècle,
jusquà sa mort.
La première guerre
punique
Le conflit pouvait prendre fin sur ces bases, Rome gardant Messine
et le protectorat de Syracuse, et Carthage conservant le domaine qui
est sien depuis la fin du Ve siècle. Or, le gouvernement
punique, qui na pratiquement pas agi jusque-là, se met
à concentrer des forces importantes à Agrigente. Les
Romains prennent loffensive et se rendent maîtres
dAgrigente après un siège de sept mois (262) ; de
nombreuses villes siciliennes se rallient à Rome.
Carthage adopte alors une nouvelle tactique : obligée de
reconnaître la supériorité romaine en rase
campagne, elle enferme ses armées dans des forteresses et
réserve loffensive à sa flotte qui multiplie les
raids contre les ports siciliens ralliés à Rome, et
même contre les côtes italiennes. Pendant cinq ans,
jusquen 256, les positions ne varient guère dans
lîle. Mais, dès 260, un événement
capital sest produit : Rome a constitué une flotte et le
consul Duilius a détruit une escadre punique à Mylae.
La tradition romaine présente cette création dune
marine comme une innovation complète (on aurait copié
des vaisseaux puniques échoués) et attribue à
Duilius une invention technique, celle des « corbeaux »,
passerelles dabordage munies de grappins, qui auraient
neutralisé la supériorité
manuvrière des pilotes puniques. En
réalité, les Romains disposaient darsenaux bien
équipés et de pilotes expérimentés dans
les ports grecs dItalie méridionale et sans doute aussi
chez les Étrusques ; mais ils ont cherché à
minimiser le rôle certainement très important
joué par ces alliés dans la victoire.
Cependant, létablissement dun équilibre
naval entre les belligérants na pas de
conséquences immédiates sur le déroulement de la
guerre en Sicile. Un des consuls de 256, Regulus, propose alors
dobliger Carthage à capituler en allant lattaquer
chez elle, en Afrique, suivant lexemple donné, en 310,
par le roi de Syracuse Agathocle. Marcus Atilius Regulus, que la
tradition présente comme le type du « vieux Romain
», est en réalité, comme la montré J.
Heurgon, un de ces sénateurs dorigine campanienne qui
préconisent une politique hardiment impérialiste. Son
débarquement au cap Bon, dans la région la plus riche
du territoire africain de Carthage, prend au dépourvu les
Puniques et leur inflige les plus lourdes pertes : depuis une
quinzaine dannées, on fouille à la pointe de la
péninsule une petite ville détruite alors par
larmée romaine et abandonnée par la suite ; le
luxe des maisons de cette « Pompéi punique »,
appelée aujourdhui Kerkouane ou Dar es-Safi, donne une
idée de la prospérité de la république
africaine et de la gravité des dommages que lui causa la
guerre. Cependant, Carthage parvint à se débarrasser de
Regulus, grâce à un condottiere spartiate nommé
Xanthippe. La captivité du consul fournit à la
propagande de guerre romaine des thèmes longuement
exploités.
Léchec de Regulus fut compensé en 254 par la
prise de Palerme, capitale de la province punique en Sicile. Les
Carthaginois ne tenaient plus désormais que quelques
forteresses à la pointe occidentale de lîle. Mais
ils reprirent lavantage sur mer : en 249, une flotte romaine
fut écrasée devant Drepanum, aujourdhui Trapani ;
bien soutenues par la marine, les garnisons dÉryx et de
Lilybée défiaient les assiégeants. À
partir de 247, un jeune général, Amilcar Barca,
organisa une guerre de commandos qui retarda la mainmise totale des
Romains sur lîle.
Le pourrissement de la guerre lassait les deux adversaires. À
Rome, les Fabii revinrent au consulat, et lon nenvoya
plus en Sicile que des forces réduites. À Carthage, le
parti des grands propriétaires fit donner la priorité
à lextension vers lintérieur de
lAfrique. Cependant, les « capitalistes » romains
obtinrent, en 241, déquiper à leurs frais une
nouvelle flotte. À sa tête, le consul Lutatius Catulus
intercepta aux îles Égates le convoi qui ravitaillait
les places puniques de Sicile et détruisit lescadre qui
le protégeait. Le gouvernement punique estima quil
navait plus les moyens de reconstituer une flotte et demanda la
paix.
Les exigences romaines furent modérées : Carthage
perdait la Sicile et devait verser une lourde indemnité, mais
conservait ses autres possessions extérieures, y compris la
Sardaigne, ainsi que la totalité de son empire africain. Mais
la défaite allait déclencher une crise interne,
politique et sociale, dune extrême gravité : la
responsabilité en incombait incontestablement au régime
oligarchique, établi au cours du siècle
précédent, qui avait, par avarice ou négligence,
refusé à la marine et à larmée les
moyens nécessaires, désorganisé le commandement
par la cruauté de la discipline imposée aux
généraux (les vaincus étaient
régulièrement crucifiés, à moins que
leurs relations politiques ne leur permissent de se tirer
daffaire), et qui navait pas su tirer parti de relations
diplomatiques beaucoup plus étendues que celles de Rome.
Contre la classe dirigeante se dressaient maintenant une foule
dadversaires : dune part, un prolétariat
composé des paysans libyens asservis, qui allait trouver une
« aile marchante » dans la masse des mercenaires auxquels
le gouvernement punique refusait de payer les arriérés
de solde ; dautre part, les citoyens des classes moyennes et
inférieures que la décadence de la marine atteignait
directement dans leurs intérêts économiques ;
enfin, les militaires et les « nationalistes ». Amilcar
Barca, qui représentait cette dernière tendance, sut
profiter de la révolte des mercenaires et des paysans pour se
faire donner le commandement de larmée et, bien
quil connût souvent des échecs, put simposer
comme le maître de Carthage avec lappui du parti
populaire. Rome, inquiète à juste titre de son
ascension, réagit en annexant brutalement la Sardaigne dont la
population était en grande partie punique ou «
punicisée » ; ainsi se trouvait définitivement
anéanti tout espoir de réconciliation entre les deux
adversaires.
Le nouvel empire punique
Les Barcides et la seconde guerre
Toute la politique dAmilcar consiste dès lors à
préparer la revanche en réunissant les moyens
militaires et économiques qui avaient fait défaut
pendant la première guerre, et en se donnant une
indépendance politique qui lui permet déchapper
au contrôle du gouvernement légal de Carthage,
dailleurs aux mains de ses amis. Pour cela, il crée en
Espagne un véritable royaume indépendant, riche des
ressources minières de la Péninsule, et une
armée composée pour lessentiel des redoutables
guerriers ibériques et toute dévouée à sa
personne et à sa famille (237-229). Après sa mort, la
tâche est poursuivie dabord par son gendre, Asdrubal,
plus prudent à légard de Rome, puis par son fils,
Hannibal, qui, au contraire, adopte dès son avènement,
en 221, une attitude intransigeante.
La question des rapports diplomatiques entre Rome, qui a longtemps
méconnu le péril, et lÉtat barcide est
obscure ; mais il nest pas douteux que la destruction de
Sagonte, ville ibérique protégée par Rome,
constitue un casus belli quHannibal a
délibérément accepté. Il a en effet
formé un plan extrêmement logique pour briser la force
romaine. Il sagit de dissoudre la confédération
italique en utilisant les divergences dintérêts
qui commencent à opposer Rome à ses alliés
campaniens ou grecs italiotes ; Rome sera ainsi privée de sa
puissance maritime et Carthage pourra reprendre le contrôle de
la Méditerranée. La condition première est la
neutralisation de larmée romaine. Hannibal compte y
parvenir en utilisant la force dexpansion des Celtes que la
pression des Belges pousse à ce moment vers le sud et
louest. Cest pourquoi il attaque lItalie par terre,
à travers la Gaule méridionale et les Alpes.
Malgré les fatigues de cette longue marche dapproche et
bien que les Gaulois cisalpins naient pas bougé,
Hannibal parvient avec laide des Celtes de la plaine padane
à écraser les légions à la Trébie
(218), à Trasimène (217) et surtout à Cannes
(216). Capoue se détache alors de Rome, puis cest le
tour de Tarente et de Syracuse. Malheureusement pour Hannibal, ces
défections séchelonnent ; Rome parvient à
maintenir autour delle lessentiel de lItalie
centrale, et fait preuve dune extraordinaire
énergie.
Dautre part, une famille qui avait déjà, pendant
la première guerre, mené une politique activement
impérialiste, celle des Cornelii Scipiones, retourne contre
les Barcides leurs propres méthodes et provoque en peu de
temps lécroulement de lempire espagnol. Asdrubal,
frère cadet dHannibal, parvient bien à
séchapper. Plus tard, il essaiera de rejoindre
lItalie à travers la Gaule, mais il est tué sur
le Métaure avant davoir pu opérer la jonction
(207). Rome a entre-temps repris Capoue, Syracuse, Tarente, et le roi
de Macédoine, Philippe V, na pas compris
lintérêt quil aurait eu à soutenir
efficacement les Carthaginois. Publius Scipion porte alors la guerre
en Afrique en utilisant contre Carthage lambition et
lénergie du roi numide Massinissa ; quand Hannibal
revient dans sa patrie, après plus de trente ans
dabsence, cest pour se faire battre sous les murs de
Zama, la capitale numide.
Démocratisation de
lÉtat punique
La paix dictée par Scipion réduit cette fois
Carthage à la condition dun État vassal de Rome,
mais lui laisse la totalité de son territoire africain.
Hannibal na pas perdu tout espoir : voyant Rome sengager
en Orient, il pense que Carthage pourra se relever avec laide
des rois macédoniens, et surtout du monarque séleucide
Antiochos III le Grand qui a rétabli son autorité sur
presque toute lAsie jusquaux frontières de
lInde. Pour mettre son pays en état de jouer un
rôle, le Barcide entreprend de compléter la
révolution démocratique commencée par son
père. Mais Rome intervient et loblige à
sexiler ; sa vie sachèvera en Orient, où il
verra seffondrer sa politique. Après son départ,
Carthage doit faire face aux ambitions de Massinissa, qui tente
dunifier lAfrique sous son sceptre. Mais Rome soutient
mollement le roi, et Carthage a lhabileté
daméliorer assez la condition des paysans libyens de son
territoire pour quils ne soient pas tentés de faire
défection. Ce sont au contraire des Numides rebelles à
Massinissa qui souvent passent en territoire punique. En revanche,
certains Carthaginois envisageaient sans répugnance de devenir
les sujets du roi ; ils avaient à leur tête un certain
Hannibal lÉtourneau et un Asdrubal, fils dun noble
punique et dune fille de Massinissa. Ce parti jouit dune
importante autorité dans les années 170 à
155.
Cest vers 155 que Rome changea complètement de
politique. Un parti, dont Caton était le représentant
le plus influent, proclamait à toute occasion : « Il faut
détruire Carthage ! » Scipion lAfricain
était mort en 183 en même temps quHannibal ;
certains membres de son parti et de sa famille continuaient encore
à soutenir, comme il lavait fait, quil fallait
respecter les engagements pris envers lennemie vaincue. Mais
une propagande active créait à Rome une
véritable haine du Punique qui jusque-là navait
pas existé : cest à ce moment, en particulier,
que se développa la légende de la « perfidie
punique ».
Les Anciens nayant pas expliqué ce revirement, les
Modernes se partagent entre plusieurs interprétations.
Certains, comme lhistorien allemand W. Hoffmann,
lexpliquent par lévolution propre de
limpérialisme romain : sitôt après la
seconde guerre punique, et la guerre de Macédoine qui
lavait suivie immédiatement, Rome aurait
rêvé dun monde méditerranéen
composé dÉtats libres sous sa direction. Les
déceptions soulevées par cette politique et
lévolution économique (attrait exercé sur
les hommes daffaires romains par une sorte de capitalisme
fondé sur la grande propriété et le commerce
maritime de denrées chères) amènent la
génération suivante à remplacer le protectorat
par la domination directe fondée sur la terreur. Mais on
comprend mal que des hommes réalistes comme Caton en viennent
à déclencher sans raison précise une guerre dure
et sans profit : Rome nétait pas préparée
à prendre le contrôle de léconomie
africaine quelle laissera dépérir après sa
victoire. S. Gsell pensait, quant à lui, que
cétait la crainte de voir Massinissa semparer de
Carthage qui avait incité Rome à la détruire.
Cette opinion a été réfutée par B. H.
Warmington : en fait, le danger dune annexion par les Numides
était bien plus grand vers 160 que dix ans plus tard, au
moment où les partisans du roi avaient perdu leur
crédit dans la ville, et où lui-même arrivait au
terme dune longue vie.
Nous avons essayé de montrer que la décision de Rome a
été déterminée par larrivée
au pouvoir à Carthage dun parti démocratique
radical en 155. Ce parti adopte une politique agressive à
légard du royaume numide, et lun de ses chefs,
Carthalon, réussit à soulever ses paysans contre le
roi. Il y avait donc un danger révolutionnaire réel en
Afrique. Au même moment, un phénomène analogue se
produisait en Grèce, où la Ligue achéenne,
traditionnellement conservatrice et alliée fidèle de
Rome, tombait sous la coupe des démocrates extrémistes.
Rome réagit dans les deux cas de la même manière
en détruisant complètement la ville (en Grèce,
Corinthe) qui était le principal foyer de
lagitation.
La fin de Carthage (146 av.
J.-C.)
Lorsque les Carthaginois se rendirent compte que Rome les avait
condamnés, la peur les fit chasser les chefs démocrates
et rendre le pouvoir au parti aristocratique, qui se remit à
la discrétion de Rome en prononçant la formule de la
deditio . Dans ce cas, les déditices devenaient
propriété du peuple romain, mais celui-ci leur laissait
en général la liberté et lusage de leurs
biens ; en loccurrence, les consuls, après avoir
procédé au désarmement des Puniques, leur
ordonnèrent dabandonner Carthage et daller fonder
une nouvelle ville dans lintérieur des terres. Cette
exigence était inspirée par la philosophie
platonicienne qui enseignait que le voisinage de la mer
développe dans les cités la tendance au désordre
: il sagissait en somme de guérir les Carthaginois des
défauts qui, selon les Romains, les empêchaient de
sintégrer dans un ordre raisonnable. Ces bonnes
intentions ne furent pas appréciées. Le peuple massacra
les partisans de la capitulation, rappela les chefs populaires et,
dans un immense élan dénergie et de
solidarité, reconstitua les armements quil venait de
livrer. Pendant deux ans, les légions, commandées par
des chefs médiocres, demeurèrent immobilisées
sous les puissantes fortifications et subirent même dans
lintérieur de cuisants échecs de la part des
armées puniques qui continuaient à tenir le plat pays.
La triste gloire de mettre fin à la guerre fut
réservée au fils de Paul Émile, le vainqueur de
la Macédoine, passé par adoption dans la famille des
Scipions et connu de ce fait sous le nom de Scipion Émilien.
Le récit de la prise de Carthage avait été fait
par Polybe qui en fut le témoin ; il nous est parvenu par
lintermédiaire dAppien. Au printemps de 146, les
légionnaires réussirent à forcer lenceinte
des ports dans le quartier appelé aujourdhui
Salammbô. Une terrible bataille de rues sacheva par
lincendie du temple dEshmoun. La résistance avait
été dirigée par un chef démocrate
nommé Asdrubal, que les sources accusent de sêtre
comporté en tyran.
Le sol fut voué aux dieux infernaux et semé de sel, les
survivants vendus comme esclaves. Les fouilles modernes ont
rencontré, en plusieurs points du site de Carthage,
lépaisse couche de cendres de lincendie. Au
Céramique, près des thermes dAntonin, P. Gauckler
retrouva en 1901 les fours de potiers encore pleins des objets dont
lartisan navait pu achever la cuisson : on
préparait la fête de Déméter ; des
milliers de boulets de catapulte ont été recueillis,
mêlés à des balles de fronde.