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Introduction
Partie intégrante du Maghreb et de laire
arabo-musulmane, la Tunisie réunit nombre de traits
contrastés qui lui confèrent une position
particulière.
Si lon devait apprécier limportance dun
État en fonction détalons de mesure tels que
létendue du territoire, les richesses du sous-sol ou le
potentiel démographique, force serait de considérer la
Tunisie comme entité négligeable à
léchelle du Maghreb. Au vu dune carte, les 164 150
kilomètres carrés du territoire tunisien figurent une
sorte dencoche dans le tracé de la frontière
entre les « géants » algérien (2 381 000 km2)
et libyen (1 757 000 km2). Petite entaille stoppée aux marches
du Sahara, la Tunisie ne puise que modestement à cet immense
réservoir dhydrocarbures pour subvenir aux besoins de
ses 8 735 885 habitants (1994).
Lexiguïté du territoire nest que la
rançon de sa nette différenciation. La Tunisie, comme
lAfrica romaine et lIfriqiyya des Arabes, occupe
lespace libéré entre une double façade
maritime et le Sahara par le démantèlement des
formations montagneuses qui jalonnent lAfrique du Nord de
lAtlantique à la Méditerranée orientale.
Autrement dit, ce « petit » pays est un plat pays, une
suite de plaines ordonnée en front de mer. Les plaines
tunisiennes ont ouvert le Maghreb aux différentes
civilisations et formations impériales qui ont dominé
le monde méditerranéen. Accessibles par voies maritime
et terrestre, elles donnent elles-mêmes accès au «
Maghreb profond ».
Territoire relativement compact, espace ouvert et, à ce double
titre, vieux foyer de civilisation, la Tunisie témoigne
dune imprégnation des plus marquées par la
culture arabo-musulmane. Du moins, sa population se
caractérise-t-elle par une remarquable
homogénéité religieuse et linguistique.
Musulmane, elle ignore les clivages religieux ou confessionnels qui
affectent le Machrek. Arabe, elle ne connaît pratiquement pas
les clivages linguistiques (arabophones/berbérophones)
observables en Algérie et au Maroc. Ce contraste avec diverses
formes dhétérogénéité
culturelle associées à la religion ou à la
langue laisse entrevoir un particularisme tunisien. Au-delà de
ses manifestations les plus suggestives, le substrat de celui-ci doit
être recherché dans la prééminence
dune tradition citadine et villageoise dans un pays de plaines
ouvertes sur la mer. Une tradition antérieure à
lislamisation et à larabisation, mais qui est
redevable de sa continuité à la civilisation
arabo-musulmane.
Quelles quaient été les configurations politiques
du Maghreb arabe au fil des siècles, il a toujours
existé une Ifriqiyya, si lon veut bien considérer
non point la géométrie variable des contours, mais la
permanence dun même noyau dur. De ce point de vue, ce
quon appelle aujourdhui la Tunisie apparaît, en
définitive, comme une actualisation contingente dun
particularisme des plus anciens. Lentité tunisienne a
émergé à la fin du XVIe siècle lorsque
Tunis est devenue, comme Alger et Tripoli, le siège dune
province de lEmpire ottoman. Sa trajectoire devait, par la
suite, se confondre avec celle dune dynastie qui, fondée
au début du XVIIIe siècle par un dignitaire de la
milice turque, Hussein ben Ali, a régné jusquau
milieu du XXe siècle. Les beys husseinites de Tunis ont
progressivement conquis leur autonomie au regard dIstanbul et
présidé aux destinées dun État,
fait nouveau dans lhistoire de lIfriqiyya,
territorialement délimité. Le beylik de Tunis, au XIXe
siècle, face aux défis et pressions des
impérialismes européens, allait sengager dans un
processus de réformes, précipitant une rupture des
équilibres politiques et économiques, et ouvrant ainsi
la voie à la colonisation. Ce réformisme, en
dépit de ses avatars, a constitué le ferment de la
culture politique des élites dirigeantes du Mouvement national
sous le protectorat français.
Le régime politique issu de lindépendance a, dans
une certaine mesure, cultivé le particularisme et tenté
de soustraire la Tunisie à linfluence de lOrient.
Sous limpulsion de son père fondateur, Habib Bourguiba,
il a cherché à promouvoir une politique novatrice
tendant notamment à laffirmation dune «
tunisianité » distanciée de la mystique unitaire
de lUmma musulmane ou de la nation arabe.
Les racines anciennes du particularisme tunisien perdurent. En
revanche, le devenir de ses manifestations les plus récentes
figure au cur des enjeux qui ont pesé dans la
destitution du « combattant suprême », le 7 novembre
1987, et qui constituent lhorizon de la République
tunisienne présidée désormais par Zine
el-Abidine ben Ali.
Un pays maghrébin
Conditions naturelles
Les unités de relief
Le relief de la Tunisie doit ses traits majeurs à
laffrontement du système plissé des
Berbérides avec la plate-forme saharienne. Au premier
correspond lAtlas tunisien, formé de chaînons
montagneux dorientation nord-est-sud-ouest
séparés par des plaines. Dans les massifs de Kroumirie,
des Nefza et des Mogods, il sagit de montagnes peu
élevées et compactes dues à des nappes de
flyschs gréseux du Numidien venues recouvrir le
matériel sédimentaire autochtone. Avec
laffleurement de celui-ci, la montagne sordonne et
saère. Ses chaînons alignés comportent,
alors, de remarquables formes jurassiennes (monts, combes, vaux,
crêts et barres), dégagées par
lérosion différentielle dans une série
plissée essentiellement mésozoïque où
alternent des calcaires et des marnes. Des chapelets de petites
plaines les séparent, réunies par des oueds
pérennes (Medjerda, Miliane, Djoumine). Lensemble
culmine dans une dorsale allongée de la frontière
algéro-tunisienne au cap Bon (djebels Chambi : 1 544 m,
Zaghouan : 1 293 m).
Au-delà, lAtlas se réduit à des
îlots montagneux disséminés au-dessus de hautes
plaines (djebel Mhrila : 1 378 m) ou organisés en longues
guirlandes (chaînes de Gafsa, Cherb). Cet élargissement
des horizons fait pressentir le Sahara. Les vastes sebkhas blanchies
par les efflorescences salines (chotts Djerid, Rharsa, Fedjedj), les
hamadas pierreuses doucement inclinées depuis des cuestas
bordières (djebel Tebaga-el Aziza, monts de Matmata) vers
lErg oriental où elles disparaissent sous les dunes
appartiennent au désert.
Enfin, accolée à ces unités successives, une
grande plaine orientale se développe du cap Bon à la
frontière libyenne, limitée par des côtes basses
à tombolos (Monastir, Teboulba) et à lagunes (Hergla,
Moknine, Zarzis).
Les milieux bioclimatiques
Cest le contact des masses dair des latitudes moyennes
avec celles des latitudes subtropicales qui détermine les
caractéristiques dominantes des milieux bioclimatiques.
Dans toute la Tunisie, laridité se manifeste par la
chaleur et la sécheresse des étés liées
à linvasion de lair saharien. Dès le
printemps, des coups de chehili y font parfois sentir lhaleine
brûlante du désert. La xérophilie de la
végétation traduit son adaptation à ces
conditions sévères. À lopposé, une
saison fraîche, pluvieuse et instable correspond au passage de
perturbations circulant le long du front polaire alors refoulé
en Méditerranée.
Pays de transition entre les domaines tempéré et aride,
la Tunisie montre aussi une rapide dégradation des conditions
bioclimatiques sur les 400 kilomètres de son extension en
latitude. À ce point de vue, la Dorsale est une importante
limite, à peu près jalonnée par
lisohyète 400 millimètres. Au nord
sétendent des régions de climats
méditerranéens, humides (Aïn-Draham : 1,50 m de
pluie) à subhumides, où la saison sèche
nexcède pas trois à cinq mois. La couverture
forestière des djebels y reste importante malgré les
défrichements, constituée, selon les sols, de
chênes-lièges (Kroumirie), de chênes kermès
(cap Bon) ou de pins dAlep (haut Tell, Dorsale).
Au-delà, laccentuation de la sécheresse cantonne
les forêts de pins dAlep et de genévriers de
Phénicie sur les versants septentrionaux des îlots
montagneux. La steppe occupe les plaines avec ses touffes
dalfa, de sparte ou darmoise. Après Gafsa, la
désertification se marque par la quasi-disparition des arbres
spontanés, à lexception des boisements clairs
dacacias du bled Thala, relique dune ultime
période quaternaire plus humide. À partir des chotts,
les pluies tombent au-dessous de 100 millimètres. Avec le
climat désertique dominent les steppes à
salsolacées des marges de sebkhas, celles à plantes
psammophiles (drinn) des secteurs ensablés, et les maigres
peuplements des hamadas. La variabilité des
précipitations, selon les saisons et les années, est
une autre conséquence de la compétition entre les
influences méditerranéennes et sahariennes.
Espace et
sociétés
Lespace tunisien concourt à la configuration
dune zone géographique comprise entre mers et
désert. Celle-ci, délimitée au nord et à
lest par la Méditerranée, à louest
par lAtlantique et au sud par le Sahara, était
désignée par les anciens géographes arabes sous
lappellation de Jaziret el Maghrib, lîle du
Couchant. Elle na jamais été, en
réalité, quune péninsule, dans la mesure
notamment où les plaines du littoral tunisien ont, par leur
facilité daccès, fait obstacle à une
insularité maghrébine.
Le Maghreb, envisagé non plus seulement dun point de vue
géographique mais également sous langle culturel
ou politique, participe, malgré sa dénomination
dorigine arabe, des présupposés et de
limpact de l« Afrique du Nord française
». Sans doute, les facteurs de différenciation dun
ensemble maghrébin ne sont pas irréductibles à
la géographie et à lère coloniale. Il est
toujours possible de se référer, par exemple, au vieux
fonds de peuplement berbère ou aux tentatives de construction
impériale dont la région a été le
théâtre dans le cadre de la civilisation
arabo-musulmane. Mais la « Berbérie », comme
l« Africa », l« Afrique du Nord »
et... le Maghreb, relève de toponymies de conquêtes.
Quant aux formations impériales, elles se sont
déployées dans un Maghreb oscillant entre lOrient
et lAndalousie, avec pour toile de fond les conflits
déchirant le Dar el islam.
Le Maghreb, en tant quaire culturelle ou politique, ne fait
pleinement sens quà partir du contexte issu de la
décolonisation, dans un retour sur lhistoire ou dans une
projection sur lavenir.
À linstar des autres pays maghrébins, le
territoire tunisien recouvre trois types de régions. À
cette réserve près quil est formé, pour
les deux tiers de son étendue, par une série de vastes
et basses plaines.
Cette particularité géographique, déjà
soulignée au XIVe siècle par Ibn Khaldoun, sest
doublée dun particularisme culturel fondé sur une
tradition citadine des plus anciennes. La Tunisie, « est-ce
autre chose que lopposition dun complexe de plaines
à un complexe montagnard de signe opposé » ?
Fernand Braudel, en sexprimant de la sorte, entendait mettre
laccent sur cette relation entre espace et culture. Il voyait,
en effet, dans lIfriqiyya et la Tunisie un exemple de «
frontière culturelle secondaire », lun de ces
« espaces culturels dune extraordinaire
pérennité » qui défie « tous les
mélanges du monde ». Partant du constat que les grandes
civilisations méditerranéennes « sont en fait des
groupements de sous-civilisations, des juxtapositions de maisons
autonomes », il ajoutait : « En Afrique du Nord, pas de
maison plus nettement délimitée que le vieux pays
urbain de lancienne Africa, lIfriqiyya des Arabes,
lactuelle Tunisie. »
Il reste que la « frontière culturelle »
spécifiant la Tunisie au regard notamment de lensemble
maghrébin a longtemps été sous-tendue par la
relation dialectique entre deux types de sociétés ou,
à tout le moins, deux genres de vie figurant une césure
entre le littoral urbanisé et les campagnes de
larrière-pays. Cette dualité
socio-économique emprunte aujourdhui la forme dune
désarticulation de la structure spatiale. Elle oppose une
Tunisie du littoral, caractérisée par une forte
densité de population et une concentration de lessentiel
des activités économiques, à une Tunisie de
lintérieur, en proie au sous-équipement et
à lexode rural.
Tripartisme géographique
Les discontinuités dun système montagneux peu
élevé, limportant développement du
littoral (1 300 km) et la proximité du Sahara
déterminent lagencement du « complexe de plaines
» suivant trois grands sous-ensembles qui recouvrent des limites
climatiques et historiques.
Depuis les monts algériens de Tébessa
jusquà la presquîle du cap Bon, tête
de lancien pont continental reliant lAfrique du Nord
à la Sicile, les prolongements de lAtlas saharien
dessinent en pointillé une sorte de diagonale sud-ouest -
nord-est : la Dorsale tunisienne. Parcourue de fractures, cette
succession de massifs, dont lalignement nest que
très approximatif, ne dresse pas dobstacle
infranchissable. Elle nen constitue pas moins une
barrière climatique qui isole du Sahara le Nord-Est tunisien
et y retient les nuages porteurs de pluie charriés par les
vents du nord. Avec les derniers plis de lAtlas tellien qui, au
nord, sabaissent en oblique vers la mer, elle abrite de la
sorte une série de plaines qui, en dépit de leur
diversité, partagent un certain nombre datouts. Plaines
maritimes ou, à tout le moins, sous linfluence
méditerranéenne, ouvertes sur les golfes de Bizerte et
de Tunis. Plaines arrosées (400 mm de pluie par an),
drainées par des « fleuves » côtiers et
notamment par les méandres de la Medjerda, principal cours
deau de Tunisie, prenant sa source, en Algérie, dans le
Constantinois et se jetant dans le golfe de Tunis. Plaines au sol
argileux propice à la céréaliculture et aux
pâturages. Plaines des plus riches donc, qui, de longue date,
se sont révélées le pôle dattraction
de la Berbérie orientale. Arrière-pays de la Carthage
punique, elles ont formé lessentiel des premières
assises territoriales de lAfrica romaine avant de devenir la
pièce maîtresse de lAfrica proconsulaire (sous le
nom de Zeugitane). Les Arabes, il est vrai, ny ont pas
établi leur capitale lors de la conquête de
lIfriqiyya. Néanmoins, ne serait-ce que sur le plan
sémantique, celle-ci a toujours eu tendance à se
confondre avec celles-là, la même appellation
désignant simultanément la partie et le tout. De nos
jours, on trouve trace de cette ambivalence dans le parler des
pasteurs de la steppe tunisienne, qui dénomment Friquia
(Ifriqiyya) les plaines du Nord, plus couramment
spécifiées en fonction de la nature et de
lapparence dominantes de leur sol : le Tell (argile).
Les géographes distinguent un Tell septentrional,
région à forte pluviométrie, comprise entre les
plis de lAtlas tellien, le golfe de Bizerte et la Medjerda,
dont les plaines céréalières de la Dakhla, de
Béja et de Mateur constituent le joyau : un Tell
inférieur, depuis lautre rive de la Medjerda
jusquau cap Bon, en bordure du golfe de Tunis, où les
plaines sillonnées par le cours inférieur de la
Medjerda et loued Miliane ; un haut Tell, zone
dalternance entre montagnes et hautes plaines, entre la
Medjerda et la Dorsale.
Au sud de la Dorsale, la Tunisie change de décor, alors
même que la plaine occupe plus que jamais le devant de la
scène. Les massifs de la dorsale font désormais
écran à la Méditerranée occidentale et
aux courants du nord, tandis que se profilent les confins du Sahara.
Les précipitations pluvieuses se raréfient et perdent
en régularité. Dargileuse, la terre devient
sablonneuse. De part et dautre dune chaîne «
méridienne » (sud-nord) qui rejoint la Dorsale à
proximité de Kairouan, et jusquaux monts de Gafsa, barre
méridionale orientée en direction du golfe de
Gabès (ouest-est), les plaines sont synonymes de steppes.
À louest, la Dorsale, la chaîne méridienne
et les monts de Gafsa délimitent, en forme de triangle, un
espace de plaines parsemées dîlots montagneux.
Cest là, sous un climat rude, le domaine de la haute
steppe, où la domination de lalfa sur le règne
végétal est contestée par un renouveau de
larboriculture.
Entre montagne et mer, à lest, un large couloir relie
les plaines du Tell au détroit de Gabès. De la
chaîne méridienne à la Méditerranée
orientale, sétend la basse steppe, dont seules quelques
dépressions lacustres (sebkhas) et de rares collines rompent
la monotonie. Les zones de parcours (élevage ovin) y
cèdent du terrain, malgré
lirrégularité des pluies, à la
céréaliculture et, fait nouveau, à des cultures
irriguées, à la faveur dun développement
des puits de surface.
À lapproche du rivage méditerranéen, le
climat se tempère et le paysage sanime. La basse steppe
y porte le nom de Sahel (littoral), pays de lolivier.
Moins riches que celles du Tell, les plaines du sud de la Dorsale
contribuent tout autant au particularisme de la Tunisie. Elles
prolongent jusquà la mer « la longue bande de
steppes qui se déroule dans toute lAfrique du Nord entre
les pays du Tell et les contrées du Sahara » (J.
Despois). Cest dire quelles se distinguent des steppes
algériennes, sous influence saharienne, par une
bipolarité saharienne-méditerranéenne, dont la
bande côtière du Sahel offre lillustration la plus
achevée. Elles constituent à cet égard une zone
pleinement intermédiaire, mixte climatique et centre
géographique, mais aussi point de contact ou trait
dunion, dans la mesure où les extrêmes sy
rejoignent ou sy confrontent. Leur frange côtière
tend, il est vrai, par certains aspects, à sen
détacher pour sapparenter aux plaines maritimes du Nord.
Néanmoins, la démarcation entre pays
méditerranéens et pays continentaux nestompe pas
la différenciation Tell-steppe. Elle sy superpose.
Lindividualisation du Sahel est dialectiquement liée
à son appartenance à la Tunisie centrale. On observera
à ce propos que le Byzacium romain, cantonné
initialement sur le littoral oriental dans des limites proches de
celles du Sahel, sest élargi, sous le nom de
Byzacène, à lensemble de la steppe.
Zone intermédiaire, les plaines de la Tunisie centrale, basse
steppe et haute steppe, le sont également par leur fonction de
carrefour. Elles communiquent avec le Nord par une série de
passes qui tronçonnent la Dorsale depuis Kasserine
jusquà la plaine de Grombalia et avec le Sud par le
détroit de Gabès. Elles permettent également,
à louest, daccéder à la passe de
Biskra qui contourne les Aurès et ouvre sur les hautes plaines
algéro-marocaines. Kairouan, ville sainte de lislam et
première capitale de lIfriqiyya, fondée au
cur de la steppe dès 670, à laube de la
conquête arabe, par Oqba ben Nafi, témoigne de cette
position stratégique. Pour le conquérant arabe, venant
dÉgypte, la maîtrise de la steppe mettait le Nord
à sa merci, le dotait dune base dappui face
à lAurès, principal foyer de résistance,
et couvrait ses arrières, la voie de plaine qui, au sud, relie
lIfriqiyya à la Tripolitaine.
Au-delà des monts de Gafsa, suivant la même orientation
est-ouest, les chaînes du Gherb et du Tebaga encadrent la
dépression qui sépare les oasis du Jerid et du Nefzaoua
du détroit de Gabès, sur la bordure septentrionale du
Sahara. Celui-ci est flanqué, à lest, dun
plateau, le Dahar, lui-même bordé par une falaise, les
monts des Ksour. Entre cette chaîne méridienne et la mer
sétend la plaine de la Jeffara. Lîle de
Jerba constitue le prolongement de cette steppe
prédésertique. Mais, à linstar du Sahel,
la frange côtière de la Jeffara présente des
caractéristiques particulières. À Jerba et dans
la région de Zarzis, la Méditerranée offre
à la culture de lolivier un dernier espace aux portes du
Sahara.
Ainsi, chacun des sous-ensembles délimités par le
relief et le climat Tell au nord, steppe au centre et Sahara
au sud-est est-il sous-tendu par une opposition entre le
littoral et larrière-pays. Le Tell inférieur, le
Sahel et la Jeffara relèvent de régions
différentes mais nen forment pas moins à certains
égards une seule et même entité : une Tunisie
maritime propice aux cultures maraîchères, à
larboriculture et aux échanges commerciaux. Ces terres
délection dune économie citadine et
villageoise contrastent avec celles de la Tunisie intérieure
vouées à la céréaliculture ou au
pastoralisme. Autrement dit, le tripartisme géographique
recèle une dualité socio-économique.
Dualité
socio-économique
Cette dualité savère à la fois une
tendance ancienne, observable dès lépoque
carthaginoise, et un phénomène récent,
lié aux transformations opérées depuis
lindépendance tunisienne. Elle a longtemps correspondu
à des formes dopposition et de coexistence entre genres
de vie différents avant de se muer, dans le contexte de la
modernisation, en une désarticulation de la structure
spatiale.
La Carthage antique a assis sa domination le long du littoral,
où elle a essaimé en une série de cités.
Elle na jamais contrôlé larrière-pays
numide en dépit de linfluence culturelle quelle a
pu y exercer. LAfrica romaine a assuré un nouvel essor
à la vie citadine en confortant et en élargissant ses
assises, mais au prix dun refoulement des nomades
au-delà du limes. À cet ordre citadin faisaient
défaut les ressources dune légitimité
permettant de stabiliser un rapport de forces. Le déclin de
lEmpire, linvasion vandale et la fragilité de la
domination byzantine ont libéré la poussée des
tribus nomades et, par contrecoup, fait refluer la ville vers le
littoral.
Lislamisation et larabisation de lIfriqiyya
à partir du VIIe siècle nont pas aboli la
dualité littoral-intérieur. En revanche, elles ont
contribué à une régulation des oppositions entre
sociétés citadines de la zone côtière et
agro-pastorales de larrière-pays. En ce sens, elles ont
réussi là où Rome et Carthage avaient
échoué.
Lâge dor de la civilisation musulmane
IXe-XIe siècle a correspondu à lessor des
villes jalonnant le Dar el islam de Samarkand à Cordoue. Cette
ère de prospérité a vu, entre autres, le
renouveau des cités de lIfriqiyya. Les
conquérants arabes ont fondé, au cur de la
steppe, Kairouan, ville sainte de lislam. Mais ils ont surtout
régénéré le tissu urbain
préexistant par leur implantation dans les cités du
littoral et ladoption de leurs codes linguistique et culturel
par les citadins.
Léquilibre entre régions du littoral et de
lintérieur, entre citadins et nomades, instauré
par les premiers siècles dislamisation et
darabisation a été rompu par linvasion des
bédouins hilaliens aux XIe et XIIe siècles. Alors que
la conquête arabe du IXe siècle avait dynamisé
les villes, le peuplement hilalien devait provoquer une
régression de la vie citadine.
Cette ambivalence de lislamisation et de larabisation ne
doit pas être envisagée exclusivement dun point de
vue diachronique, une phase rurale-bédouine dominée par
lapport démographique hilalien succédant à
une phase citadine caractérisée par une arabisation et
une islamisation des villes. Il convient également de la
situer dans une perspective synchronique pour en saisir toute la
portée : lislam et la langue arabe ont en quelque sorte
codifié les relations entre deux types opposés de
sociétés.
Sans doute, lopposition entre citadins et villageois du
littoral, dune part, et tribus nomades de
larrière-pays, dautre part, mérite-t-elle
dêtre nuancée. Force est de mentionner la
permanence dune « citadinité » de
lintérieur (oasis du Sud) et lexistence de tribus
sédentaires dans les massifs montagneux. Par ailleurs, la
dualité des genres de vie était sous-tendue par une
complémentarité des activités. Les nomades
étaient dépendants des activités commerciales et
artisanales des cités, tandis que citadins et villageois
tiraient parti des ressources offertes par la société
pastorale. Chaque cité ou village entretenait des relations de
voisinage, fondées sur lintérêt
économique, avec la ou les tribus environnantes en fonction de
régularités (labours, moissons, cueillette) et de
seuils (gestion plus ou moins pacifique des différends). Mais
cette complémentarité était
particulièrement exposée aux aléas de la
conjoncture (sécheresse, disette, etc.). Toute poussée
nomade était susceptible de submerger la cité, «
ancrée dans la campagne, presque comme en milieu ennemi »
(Abdelwahab Bouhdiba).
Pour les citadins et les villageois, hommes de terroirs et de
savoirs, dont la production et les échanges étaient
régis par lappropriation privative et la circulation
monétaire, les bédouins faisaient figure de
prédateurs, dhommes frustes et belliqueux, enclins
à piller et rançonner. Bédouin et razzia ne
faisaient quun dans limaginaire citadin. Inversement, le
raffinement des murs associé à la
citadinité allait à lencontre du code de
lhonneur bédouin, qui lassimilait à de la
faiblesse.
Séparées par une profonde méfiance
réciproque, les deux sociétés nen
partageaient pas moins la même religion et la même
langue. Lislam et la langue arabe recelaient, il est vrai, une
pluralité de pratiques religieuses et de dialectes. Mais leur
universalité tenait précisément à leur
aptitude à assumer les différences et à les
contenir dans des limites admissibles par tous. La
société nomade était culturellement
dépendante de la cité et de ses clercs,
détenteurs du savoir et gardiens de la Loi (islamique). Le
magistère des ulama, lettrés et savants de
lislam, tout en composant avec certains éléments
du système de valeurs bédouin, exprimait la
prééminence de celui de la société
citadine. Il remplissait de la sorte une fonction minimale
dintégration et, partant, conférait une
légitimité à la domination des tribus de
lintérieur par les cités du littoral. Il
était en lui-même principe de justification de
lordre citadin et du recours à la force pour son
maintien. Citadins et villageois sen remettaient pour
préserver un statu quo social fragile à la puissance
dune dynastie. À leurs yeux, peu importait
lorigine, tribale ou étrangère, de celle-ci,
pourvu quelle fût apte à protéger leurs
personnes et leurs biens contre les « fauteurs de trouble »
et témoignât dune conformité à la
Loi islamique, attestée par les ulama.
Les bouleversements opérés par lirruption du
capitalisme colonial et le nouvel État issu de la
décolonisation ont tendu à une uniformisation des
genres de vie ou, du moins, à une généralisation
de la sédentarité. Le nomadisme et le semi-nomadisme
ont été frappés de plein fouet par les
changements intervenus dans le régime dappropriation des
terres et leurs modalités de mise en valeur. Désormais
en voie de disparition, ils ont fait place à lexode
rural, symptôme dune urbanisation qui nest plus
circonscrite à la seule zone littorale.
Sous le protectorat français, la croissance urbaine, induite
par le développement dun secteur exportateur agro-minier
, sest polarisée sur la capitale, les villes portuaires
(Bizerte, Sousse, Sfax) et la Tunisie du Nord. Avec
lindépendance, lurbanisation a été
sous-tendue par une politique de diffusion des équipements
scolaires, sanitaires et administratifs et, partant, de lemploi
non agricole, aux différents niveaux de la hiérarchie
des agglomérations. Des localités de taille
réduite et jusque-là à dominante agricole sont
ainsi devenues des pôles dattraction de lexode
rural.
Globalement, lurbanisation se solde néanmoins par un
flux migratoire de lintérieur vers le littoral. La
plupart des agglomérations de lintérieur se
caractérisent par le sous-emploi, les petits métiers du
tertiaire et, pour les plus importantes, par des fonctions
administratives. Celles du littoral, en revanche, sont le
siège dactivités économiques,
traditionnelles (artisanat, pêche, agriculture) et modernes.
Elles bénéficient, en effet, dun potentiel et de
facilités de communication et déchange
liés non seulement à lancienneté du tissu
urbain, mais également aux effets dentraînement
dune politique de développement touristique. Autrement
dit, bien quelle affecte lensemble du pays,
lurbanisation reproduit, à certains égards, le
vieux clivage littoral-intérieur. Toutefois, lopposition
met en jeu non plus, à proprement parler, des genres de vie,
mais des conditions de vie avec pour toile de fond une
désarticulation spatiale.
Une note dorientation du ministère tunisien du Plan et
des Finances invitait en 1980 à la constatation, « aussi
cruelle soit-elle », dun territoire « divisé
sur le plan de linfrastructure et du niveau de
développement en deux parties : la région
côtière, qui est dotée dune infrastructure
dépassant largement la moyenne nationale et où est
concentrée lactivité économique,
quelle soit industrielle, commerciale, administrative ou
touristique ; les régions de lOuest et du Sud, où
linfrastructure est insuffisante et où
lactivité économique est réduite, à
quelques exceptions près, à lagriculture et au
petit commerce... ». Les régions du littoral oriental,
qui connaissent les taux les plus élevés
durbanisation, dalphabétisation et
doccupation dans lindustrie et les services,
témoignent dune dépense par tête
supérieure à la moyenne nationale. Inversement, les
régions de lOuest, faiblement urbanisées et
à dominante agricole, dont une partie de la population est
analphabète et qui connaissent les taux de chômage les
plus élevés, se caractérisent par le poids des
couches défavorisées et limportance des «
poches de pauvreté ». Quant au Sud,
considéré lors de lindépendance comme la
région la plus démunie, il occupe une position
intermédiaire, imputable pour partie au tourisme et aux
revenus de lémigration.
Les régions en bordure de la Méditerranée, de
Bizerte à Jerba, fixent sur environ le quart de la superficie
totale du pays plus de 60 p. 100 de la population tunisienne
(recensement de 1984). À lexception de Kairouan,
première capitale de lIfriqiyya, et du centre minier de
Gafsa, elles englobent la totalité des villes de plus de 50
000 habitants. Elles sont, en effet, le siège des
activités économiques les plus dynamiques,
quelles relèvent de lagriculture, de
lindustrie ou du tourisme. La Tunisie du littoral fournit
lessentiel des principales productions agricoles, hormis la
céréaliculture (haut Tell), lélevage ovin
(steppe) et les dattes (Jerid et Nefzaoua) : aviculture, cultures
maraîchères, vignobles, agrumes, oliviers et arbres
fruitiers. Par ailleurs, elle draine la majeure partie des
investissements et emplois industriels au profit non seulement des
zones de Tunis et de Sfax, les deux principaux centres urbains, mais
également de Bizerte (industries lourdes), Sousse (industries
de transformation) et Gabès (industries chimiques). Enfin,
elle est le bénéficiaire quasi exclusif de la politique
de mise en valeur touristique, avec pour pôles de
développement les complexes hôteliers de
Nabeul-Hammamet, Sousse-Monastir et Jerba-Zarzis.
LAntiquité
La Tunisie actuelle, louest du Maghreb, fut, durant lAntiquité et le Moyen Âge, la porte ouverte de lAfrique du Nord sur le monde, par où pénétrèrent les civilisations phénicienne, romaine et arabo-islamique.
Les Berbères et
Carthage
Le peuplement du territoire fut important aux temps
paléolithiques. Le Néolithique ne semble pas
antérieur à 4 000 ans avant J-C. À laube
des temps historiques, la population était formée de
Berbères, groupés en tribus nomades ou
sédentaires, au genre de vie néolithique.
À la fin du IIe millénaire, les Phéniciens,
peuple sémite de la côte de la Syrie et du Liban, se
lancèrent dans le commerce maritime en Occident. Ils
créèrent une série descales sur la
côte africaine : lieux de mouillage, comptoirs temporaires,
établissements permanents enfin, dont le premier fut,
semble-t-il, Utique. Les Tyriens fondèrent, selon la tradition
grecque, Carthage en 814 avant J.-C. ou seulement,
daprès certains archéologues, au milieu du VIIIe
siècle. Après des débuts obscurs, Carthage
domina au VIe siècle la vie maritime et commerciale de la
Méditerranée occidentale. Des guerres
lopposèrent aux Grecs aux Ve et IVe siècles, aux
Romains ensuite. Les côtes furent alors frangées
détablissements puniques, et laristocratie
carthaginoise se tailla de beaux domaines ruraux dans le nord-est du
pays, le cap Bon notamment. Les Berbères de
lintérieur furent durement traités.
Les guerres puniques qui, de 264 à 146, opposèrent Rome
à Carthage, avaient pour enjeu la domination de la
Méditerranée occidentale et non celle du territoire
africain. Après la destruction de Carthage par Scipion
Émilien en 146 avant J.-C., les Romains créèrent
cependant une province dAfrique, limitée au nord-est de
la Tunisie actuelle. Pendant un siècle, jusquà la
dictature de César, ils sen
désintéressèrent.
Carthage sétait peu préoccupée de son
arrière-pays africain. Elle le marqua pourtant beaucoup et,
même après sa chute, sa civilisation
pénétra chez les Berbères. Au IIe siècle
avant J.-C., le royaume numide de Massinissa et de ses fils
sétendit sur le Constantinois, ainsi que sur
louest et le sud de la future Tunisie ; le punique fut sa
langue de culture, les villes furent administrées, comme
Carthage, par des suffètes. Baal et Tanit, assimilés
à Saturne et à Junon, furent les divinités les
plus populaires de lAfrique romaine où le punique
était encore parlé dans les campagnes au Ve
siècle.
La période
romaine
La conquête romaine sacheva quand César annexa
le royaume numide en 46 avant J.-C. Il décida la restauration
de Carthage, sous la forme dune colonie romaine. Dautres
colonies furent créées par Auguste, mais ce ne fut que
sous les Flaviens (69-96) que commença lessor de
lAfrique romaine. Les confins sahariens furent occupés,
les nomades contenus ou sédentarisés. Sous les
Antonins, au IIe siècle après J.-C., on note un net
développement agricole, lextension des olivettes, le
défrichement de vastes terroirs. LAfrique fournissait
à Rome une grande partie de son ravitaillement en blé.
Le trait dominant de cette période est un essor urbain sans
précédent. Les ruines des villes montrent
lampleur de cette urbanisation : Sbeitla, Mactar, Dougga,
El-Djem, Bulla Regia et, bien entendu, Carthage. Ces cités,
souvent dorigine punique, se romanisèrent aussi
juridiquement : leurs habitants reçurent la citoyenneté
romaine.
Lapogée fut atteint sous les Sévères
(193-235), dynastie dorigine africaine. La romanisation
saccéléra ainsi que lextension des villes,
grâce à la prospérité économique
fondée surtout sur lexportation de produits agricoles
vers lItalie.
De 235 à 285, la province dAfrique subit, comme le reste
de lEmpire, les effets de la grande crise. De Dioclétien
(285-305) à linvasion des Vandales (429), la province
retrouva, dans une large mesure, paix et prospérité ;
les villes furent restaurées, et on ne peut vraiment parler,
pour cette région, de décadence du Bas-Empire. Des
problèmes religieux agitaient cependant les esprits : la
persécution des chrétiens, nombreux en Afrique, puis,
après la conversion de Constantin, le schisme donatiste qui
fut loccasion de graves violences.
Vandales et Byzantins : de Rome
à lIslam
Les Vandales passèrent le détroit de Gibraltar en 429 ; ils prirent Carthage en 439. Menés par un roi hardi et intelligent, Genséric, ils commirent les pires exactions. LÉtat vandale domina la Méditerranée occidentale, mais il connut une rapide décadence après la mort de Genséric en 477. Au sud et à louest de lactuelle Tunisie, des tribus de nomades ou de montagnards berbères prenaient loffensive et menaçaient villes et campagnes. En 533, lempereur dOrient Justinien confia à Bélisaire une expédition de reconquête. Ce fut un franc succès : en quelques mois, lÉtat vandale avait disparu. LAfrique romaine était restaurée, mais les armées byzantines devaient mener des combats incessants et jamais décisifs contre les tribus berbères qui nhésitaient plus à saventurer dans le plat pays, jusquau cur de la Tunisie actuelle. Dimposantes forteresses byzantines rappellent le souvenir de ces luttes. Cest une province réduite et très affaiblie que les Arabes musulmans attaquèrent en 647. Une série de victoires les amena à prendre et à détruire Carthage en 698. La latinité et le christianisme allaient lentement disparaître du pays pour lequel, huit siècles et demi après la conquête romaine, une nouvelle ère commençait.
Période arabe et domination
musulmane
La conquête de lIfriqiyya appelée plus tard la Tunisie par les Arabes entraîna pour ce pays des mutations considérables : avec le temps, sa population est en effet devenue arabe dans sa grande majorité ; la langue arabe a été pratiquée par presque tous les habitants qui, en outre, ont adopté la religion musulmane. Ce phénomène darabisation et dislamisation, assez lent au début, sest accentué à partir du XIe siècle et a pris un caractère définitif, en dépit de la présence de maîtres berbères, turcs et plus tard français.
La conquête et ses
premières conséquences
Après avoir conquis lÉgypte, les Arabes
avaient lancé en 647 une expédition contre la
Byzacène, qui leur montra que les Byzantins
nétaient pas invincibles. Une autre expédition,
conduite en 670 par Uqba ibn Nafi, fut marquée par
la fondation du camp militaire de Qayrawan (Kairouan). Il
nétait pas alors question détendre la
conquête et de créer une province, car les tribus
berbères, loin de se soumettre, mirent tout en uvre pour
chasser les envahisseurs. Cest entre 695 et 698 queut
lieu loccupation complète et définitive de
lIfriqiyya (prise de Carthage en 695, puis en 698) ; toutefois,
des tribus berbères menées par une femme, la Kahina,
opposèrent encore pendant plusieurs années une
vigoureuse résistance. Vaincues en 702, ces tribus se
rallièrent, se convertirent peu à peu à
lislam et certaines dentre elles participèrent
à la conquête de lEspagne. Cependant,
dautres tribus se montrèrent hostiles à
larabisation et marquèrent leur opposition aux nouveaux
dirigeants en adhérant à un islam
hétérodoxe, le kharidjisme. On ne saurait voir dans ces
différentes prises de position un signe de lopposition
entre Berbères nomades et Berbères sédentaires.
En revanche, la rupture avec le passé punico-romain est
totale, et linfluence chrétienne va graduellement
disparaître.
LIfriqiyya est devenue une province de lEmpire omeyyade
de Damas, placée sous lautorité dun
gouverneur nommé par le calife et portant le titre
démir ; la capitale politique et religieuse est
fixée à Kairouan. Si un certain nombre de citadins
indigènes ont quitté lIfriqiyya, volontairement
ou non, ils ont été remplacés par des Orientaux
arabes ou arabisés et par des Coptes.
Arabes et Berbères
Lavènement des Abbassides, en 750, à la
place des Omeyyades, na apporté dans
limmédiat que peu de changements politiques ; la vie
économique sest développée grâce aux
échanges avec lOrient, et les villes Kairouan,
Tunis, Sousse ont connu un essor notable.
En 800, le calife Harun al-Rachid a délégué ses
pouvoirs en Ifriqiyya à lémir Ibrahim ibn
Al-Aghlab qui fonde une dynastie autonome. Celle-ci, qui a
gouverné pendant un siècle, a réussi à
maintenir un équilibre entre les milices arabes et les
populations indigènes et a contribué au
développement économique, social et religieux de
lIfriqiyya ; elle a marqué son époque par la
construction de la grande mosquée de Kairouan et de
mosquées à Tunis, Sousse, Sfax, les remparts et les
ribats de Sousse et de Monastir, de nombreux travaux dadduction
deau et la fondation de la ville de Raqqada. En outre, les
Aghlabides entreprirent la conquête de la Sicile. Mais la
fiscalité excessive et le despotisme des derniers émirs
ont entraîné des révoltes parmi certaines tribus
berbères qui ont alors appuyé laction de
musulmans hétérodoxes venus dOrient : les
Fatimides shiites.
Au début du Xe siècle en effet, la propagande des
shiites (adversaires du calife de Bagdad) atteignit
lIfriqiyya ; avec laide des Berbères Qutama, leur
chef Ubayd Allah (qui se prétendait descendant de la
fille du Prophète, Fatima) renversa les Aghlabides et fonda la
dynastie des Fatimides dont il se proclama le calife (906). Les
Fatimides furent dabord accueillis avec faveur, mais
bientôt, en raison de leur intransigeance religieuse et de
leurs excès en matière fiscale, ils ne purent implanter
le shiisme en Ifriqiyya et virent même se tourner contre
eux une partie de la population, notamment les Berbères du
centre et du sud du pays. Cependant, ils ont été les
artisans dun grand essor économique, et ils ont
fondé les villes de Mahdiya et de Sabra Mansouriya. Mais
lIfriqiyya nétait quune étape pour
les Fatimides, et, lorsquils eurent conquis
lÉgypte et sinstallèrent au Caire (973),
ils confièrent le gouvernement de lIfriqiyya à
lun de leurs fidèles, le Berbère Bologgin ibn
Zíri, qui fonda la dynastie ziride.
Jusquau milieu du XIe siècle, le pays a connu la
prospérité en même temps quune large
autonomie qui a conduit lémir ziride à rompre
avec son suzerain fatimide ; celui-ci, en représailles,
lâcha sur lIfriqiyya la tribu des Banu Hilal (1051-1052)
: cest la seconde invasion arabe importante, qui a
modifié les structures et léconomie de
lIfriqiyya ; en effet, les tribus hilaliennes
dévastèrent le sud et le centre du pays,
pillèrent les villes, détruisirent les installations
hydrauliques : des régions jusqualors fertiles, parce
quirriguées, retournèrent à la steppe ou
au désert, les populations sédentaires des plaines
cherchèrent refuge dans les zones montagneuses ou dans les
villes fortifiées. Tandis que dans les plaines
lélevage se substituait à lagriculture
(sauf dans le Nord), les villes de la côte orientale se
renforcèrent et devinrent indépendantes ; en même
temps, larabisation fit de grands progrès et le
christianisme disparut presque complètement.
Au XIIe siècle, les Normands, qui avaient déjà
conquis la Sicile, occupèrent quelques années
(1148-1160) la côte orientale de la Tunisie, de Sousse à
Gabès. Ils furent chassés par les Almohades, dynastie
berbère marocaine qui contrôlait tout le Maghreb. Les
Almohades ayant dû ensuite faire face à de nombreuses
révoltes des Arabes hilaliens, ils confièrent le
gouvernorat de lIfriqiyya à Abd al-Wahid ibn Hafs,
dont le fils, Abu Zakariya, se sépara des Almohades en
1228, fonda la dynastie hafside qui dura plus de trois siècles
; les Hafsides établirent leur capitale à Tunis
quils contribuèrent à embellir et qui devint un
centre commercial méditerranéen puissant. Sous les
Hafsides, lIfriqiyya connut un net renouveau, malgré les
attaques des chrétiens (Saint Louis 1270, Aragonais 1284-1335,
Franco-Génois 1390). Ce renouveau est dû aussi à
larrivée de musulmans (les Andalous) et de juifs
chassés dEspagne qui apportèrent de nouvelles
techniques agricoles et artisanales ; cest à cette
époque que sétablirent à Tunis les
premières colonies marchandes européennes. Le renouveau
culturel a été marqué par le nom du grand
historien Ibn Khaldun, le renouveau religieux par lapparition
du maraboutisme et le renouveau architectural par la construction de
nombreux édifices, surtout à Tunis. Mais, à la
fin du XVe siècle, la dynastie hafside commença
à décliner et à subir les attaques des
Espagnols. Larrivée de ceux-ci, puis des Turcs marque la
fin du Moyen Âge pour lIfriqiyya.
La période
turque
À partir du début du XVIe siècle, la Tunisie
participe de plus en plus à la politique
méditerranéenne, du fait quelle est devenue
dabord un des enjeux de la rivalité qui oppose Espagnols
et Turcs au Maghreb, ensuite parce que le commerce européen en
a fait un de ses lieux déchange, enfin parce quau
XIXe siècle elle a été lobjet des
ambitions française, anglaise et italienne.
Durant cette période, la Tunisie qui porte ce nom
depuis que Tunis est devenue sa capitale a été
soumise à des influences étrangères, et ses
chefs ou ses souverains ne sont pas des Arabes ; mais elle nen
conserve pas moins son caractère de pays arabe et musulman,
tout en nétant, après 1574, pour le sultan de
Constantinople, quune province de son Empire.
Au début du XVIe siècle, les corsaires ottomans ont
montré une grande activité en
Méditerranée occidentale et surtout sur les côtes
du Maghreb. Lun deux, Khayr al-Din, sest
emparé en 1534 de Bizerte, puis de La Goulette et de Tunis,
enfin des ports de la côte orientale. Le Hafside Mulay Hasan
ayant appelé les Espagnols à son secours, la Tunisie a
été lobjet de luttes entre Espagnols et Turcs
qui, à tour de rôle, ont pris et perdu les principales
villes du pays. Finalement, après la prise de Tunis en 1574
par les Turcs, la Tunisie est devenue une province ottomane ; une
administration turque a été mise en place, avec un
pacha-gouverneur, représentant le sultan et un conseil de
gouvernement, ou diwan (divan), formé par les officiers de la
milice turque.
En 1590, ce régime est renversé et les officiers du
Divan sont remplacés par les chefs de la marine qui mettent
à leur tête lun deux avec le titre de dey ,
tandis que le pacha na plus quun rôle honorifique.
Durant une soixantaine dannées, le pays est assez calme
et prospère, grâce à la course, qui connaît
son âge dor, et à larrivée de
nouveaux Andalous ; par ailleurs, le commerce est actif grâce
à la communauté juive et aux marchands
européens, marseillais surtout. De nombreux renégats
(chrétiens convertis à lislam) participent
à lactivité tunisoise et certains dentre
eux sont parvenus à de hautes fonctions, y compris celle de
dey.
Cependant les chefs de larmée (les beys ) prennent de
plus en plus dimportance ; en 1659, lun de ces beys,
Hammuda ben Murad, sempare du pouvoir et crée un
régime héréditaire qui gouverne
jusquà la fin du siècle. Mais des querelles
intestines affaiblissent les Mouradides et finalement en 1702 le
commandant de la cavalerie, Ibrahim Al-Sharif, prend le pouvoir, mais
doit le laisser dès 1705 à Husayn ibn Ali qui
instaure le régime monarchique et fonde la dynastie
husséinite qui a gouverné la Tunisie jusquen
1957. Husayn et ses successeurs ont toujours reconnu la
suzeraineté du sultan de Constantinople pour qui le
Husséinite nest que le gouverneur de la « province
de Tunis ».
Pendant presque tout le XVIIIe siècle, le nouveau
régime a été en proie à des luttes
intestines auxquelles se sont ajoutés des soulèvements
de tribus et des guerres fréquentes avec Alger. De plus, la
course et la piraterie sont sévèrement combattues par
les puissances européennes, qui entretiennent cependant de
bonnes relations, surtout commerciales, avec les Tunisiens : la
France, nation privilégiée, possède même
un comptoir sur la côte nord, au cap Nègre. Pour essayer
de réduire le rôle de la milice turque, le bey Hammuda
(1792-1814) sefforce de recruter le personnel administratif et
militaire parmi les kouloughlis (fils de Turcs et de femmes
indigènes) et les mamelouks (anciens esclaves dorigine
orientale). Deux révoltes de la milice turque, en 1811 et en
1816, aboutirent finalement à réduire limportance
et linfluence de celle-ci. Le nouveau régime,
inauguré par Mahmud bey (1814-1824), ne devait pas amener de
profondes modifications en Tunisie : en fait, ce sont les puissances
européennes qui désormais tirent les ficelles de la
politique tunisienne.
Lintervention de
lEurope
Les années difficiles (1815-1860)
Au début du XIXe siècle, la Régence de Tunis
conservait encore la plupart des institutions que les Turcs avaient
mis en place après lexpulsion des Espagnols. Le pays
était gouverné à la turque par une
poignée de mamelouks, des esclaves affranchis à qui
revenaient les principales charges de lÉtat.
Mais le bey était devenu un véritable souverain. Ses
liens de vassalité à légard de la Porte se
réduisaient à quelques survivances : le titre de pacha
qui lui était octroyé lors de son avènement, la
frappe de la monnaie et la récitation de la prière au
nom du sultan. Dans le pays, lautorité du bey
sexerçait sans partage. Il sen déchargeait
souvent sur un de ses familiers, promu au rôle de grand vizir.
Cétait dordinaire le sahib et-taba , ou
garde des sceaux ; plus tard, ce fut le khaznadar , ou
trésorier. Le système maintenait à
lécart la bourgeoisie locale, reléguée
dans des fonctions judiciaires ou religieuses. Les dernières
manifestations dindépendance des janissaires
étaient brisées en 1816. Depuis, larmée se
réduisait à 5 000 hommes, auxquels sajoutaient en
cas de besoin les contingents des tribus de service.
Ladministration locale était confiée à des
caïds chargés de maintenir lordre et de percevoir
les impôts. Dans les régions peuplées de
sédentaires, comme la vallée de la Medjerda, le cap Bon
ou le Sahel, où lautorité du bey
nétait pas discutée, les caïds avaient
tendance à pressurer leurs administrés. Mais les tribus
de la steppe étaient dhumeur plus indépendante.
Deux fois par an, lhéritier du trône, ou bey du
camp, parcourait le pays à la tête dune
méhalla , autant pour impressionner les nomades par le
déploiement de son appareil militaire que pour assurer la
rentrée des impôts.
Hamouda pacha [Hammuda Bacha] avait légué
à ses successeurs un pays prospère et relativement bien
administré. Mais, à partir de 1815, commencèrent
les années difficiles. La révolution de palais qui
avait éliminé le bey Othman, frère et successeur
de Hamouda, à la fin de 1814, ramenait au pouvoir la branche
aînée de la dynastie, Mahmoud [Mahmud] et son
fils Hussein [Husayn]. Les conseillers de Hamouda furent
écartés au profit dune nouvelle équipe
aussi avide que médiocre.
Les ressources financières ne tardèrent pas à
diminuer. Linterdiction de la course en
Méditerranée, imposée par la France et
lAngleterre priva le bey dune partie de ses revenus,
paiement de tributs, revente des prises et des esclaves. Le cours des
huiles baissait, les grains subissaient la concurrence de ceux
dOdessa ; lartisanat tunisien luttait difficilement
contre les produits manufacturés européens. Le
déséquilibre des échanges était encore
aggravé par des dépenses somptuaires de la cour. Aussi
le bey fut-il amené à accroître sa pression
fiscale sur une population décimée par la peste.
Aux difficultés économiques sajoutent, à
partir de 1830, les problèmes posés par
linstallation des Français en Algérie, la
reconquête de Tripoli par les Turcs en 1835, qui faisaient
peser sur la Régence de redoutables menaces. Tunis pouvait
craindre le même sort que ses voisins et le bey se rendait
compte quil navait pas les moyens de résister
à une invasion française ou à
lintervention dune escadre ottomane. Ahmed bey [Ahmad
bey] (1837-1855) sefforça de moderniser son
armée, sans sinquiéter de létat de
ses finances. Il fit appel à la France dont la protection
devait décourager le sultan de toute velléité
offensive. Mais, à la longue, la Régence finissait par
devenir une principauté à demi-vassale de la France, un
État tampon couvrant les frontières orientales de
lAlgérie.
Leffondrement de la
Régence
Avec Mohammed bey [Muhammad Bey] et Mohammed es-Sadok
[Muhammad-as-Sadeq], la Tunisie parut sengager sur la
voie des réformes. Le favori du bey Ahmed, Mustapha Khaznadar
[Mustafa Khaznadar], un mamelouk dorigine grecque dont
il avait fait son Premier ministre, avait réussi à se
maintenir au pouvoir. Sous la pression des consuls de France et
dAngleterre, il persuada le bey Mohammed de moderniser les
institutions du pays. En septembre 1857, un pacte fondamental
inspiré de la charte ottomane de 1839 établit
légalité de tous les Tunisiens devant la loi,
sans distinction de religion. La mise en vigueur de la Constitution
de 1861 qui instituait un grand conseil de notables paraissait le
gage de transformations durables.
Mais lexpérience, menée sans conviction, fut
rapidement abandonnée. Elle avait permis au khaznadar
dassurer sa situation à la faveur dun changement
de règne. Fort de lascendant quil exerçait
sur Mohammed es-Sadok, il entreprit de mettre les finances en coupe
réglée. Sous couleur de renforcer larmée
et de moderniser le pays, il sengagea dans une politique de
dépenses somptuaires de compte à demi avec une
poignée daigrefins israélites. Deux emprunts
furent souscrits à Paris en 1863 et 1865 avec le concours
dun aventurier de Francfort, Emile Erlanger, et leur produit
dilapidé en commandes extravagantes (canons «
rayés en dehors ») dont les contrats étaient
destinés à justifier les bakchichs que se partageaient
le ministre et ses fournisseurs. Le pays était ruiné.
Laccroissement des impôts avait provoqué une
insurrection générale en 1864 qui faillit emporter la
dynastie. La révolte vaincue, sédentaires et nomades
furent écrasés damendes et de contributions.
Léchec dun troisième emprunt en mai 1867
conduisit à la banqueroute. La France décida alors
dintervenir. Après sêtre entendue avec
lAngleterre et lItalie, elle imposa au bey la
réorganisation de ses finances (juill. 1869). Une commission
internationale animée par linspecteur Villet
procéda à lunification et à la
réduction des créances ; le bey, en contrepartie, dut
abandonner la moitié de ses revenus. Le contrôle
international consacrait ainsi la mise en tutelle de la
Régence. Mais la présence dun de ses
fonctionnaires au sein de la commission soulignait la
prépondérance de la France. Grâce à
lautorité du « bey Villet », elle put garder
à la cour du Bardo, après 1870, un crédit
quelle naurait sans doute pu conserver à la suite
de ses défaites continentales.
Leffacement temporaire de la France permit à
lAngleterre détendre son influence ; mais, peu
à peu, les Français réussirent à
rétablir leurs positions. En juillet 1878, les
plénipotentiaires français au congrès de Berlin
se virent offrir la Régence par Salisbury et Bismarck comme
une part de dépouilles dans le dépècement de
lEmpire ottoman. Mais, si la France avait ainsi « carte
blanche », il lui fallut près de trois ans
dhésitations avant de lancer comme à regret
lexpédition qui imposait au bey le traité de
protectorat. À Paris, on espérait que le bey se
laisserait convaincre de traiter à lamiable. Les
années se passèrent en atermoiements, tandis que se
développait une rivalité de plus en plus vive avec
lItalie.
À Tunis, le heurt des ambitions françaises et
italiennes prenait les allures dun duel acharné entre
deux consuls de combat, Roustan et Macció, qui se livraient
une guerre au couteau pour la chasse aux concessions. Roustan avait
pour lui le favori du bey, Mustapha ben Ismaïl [Mustafa ibn
Ismail], un mignon qui exerçait un empire absolu sur
lesprit affaibli de son maître. La lutte tourna
dabord à son avantage. Mais, à la fin de 1880,
Mustapha passa dans le camp italien et, dès lors,
Macció parut triompher. Lentement, mais sûrement, la
situation se dégradait. Au printemps de 1881, Jules Ferry se
décida enfin à intervenir.
Un incident de frontières, laffaire des Khroumirs,
fournit le prétexte de lexpédition. Après
une marche de trois semaines, le général Bréard
arriva sans combat aux portes de Tunis. Roustan imposa alors au bey
un traité de protectorat, signé au palais du Bardo, le
12 mai 1881. Une nouvelle campagne fut cependant nécessaire
à lautomne, pour venir à bout dun
soulèvement de tribus. En juin 1883, le traité du Bardo
fut complété par la convention de la Marsa et le
protectorat organisé par le résident Paul Cambon.
Le protectorat
français
Le soin de défendre et de représenter le pays
revenait désormais à la France. Labsolutisme du
bey nétait quune fiction commode derrière
laquelle sabritait la réalité du pouvoir
résidentiel. La France sétait gardée de
modifier une succession par rang dâge qui vouait tous les
souverains à la sénilité. Mal
préparés aux affaires de lÉtat, ils se
bornaient à signer sans discuter les décrets que leur
soumettaient les ministres.
Leffacement du bey consacrait la toute-puissance du
résident général, à la fois ministre des
Affaires étrangères et président du Conseil des
ministres. Tous les services du protectorat relevaient de son
autorité. À côté de ladministration
traditionnelle, réduite à deux départements, des
services nouveaux furent confiés à des fonctionnaires
français. Sur le plan local, la hiérarchie des agents
du bey, caïds, khalifas et cheikhs, ne fut pas modifiée.
Mais leur nombre fut réduit et leur administration
placée sous la surveillance de contrôleurs civils
français.
Dans le régime, aucune place navait été
faite aux institutions représentatives. Sous la pression de la
colonie, les successeurs de Cambon furent amenés à
créer une conférence consultative, dabord
exclusivement composée de Français. Une section
tunisienne, formée de notables désignés par le
gouvernement, y fut adjointe en 1907. En même temps, la
compétence de lassemblée était
élargie, lexamen du budget figurant désormais
dans ses attributions.
La justice avait été réformée, un
enseignement de type français progressivement introduit. Le
budget retrouvait son équilibre grâce à une saine
gestion. Léquipement sanitaire fut une uvre de
plus longue haleine ; les villes furent assainies, des hôpitaux
installés ; des campagnes de vaccination vinrent à bout
du choléra et du typhus. La création de ports et de
voies ferrées stimulait la mise en valeur du pays. À
lessor de lagriculture répondaient les
progrès de lindustrie extractive (phosphates et fer
essentiellement). Tranquille et prospère, la Tunisie
était citée en modèle par ladministration
française. Les autorités se félicitaient de
leurs relations avec la population musulmane. Le seul problème
était la présence dune colonie italienne trop
nombreuse pour pouvoir être assimilée (88 000 en 1911,
en regard de 48 000 Français, les musulmans étant 1,7
million) et dotée de privilèges imprudemment
accordés par les conventions de 1896.
Mais une génération nouvelle arrivait à
lâge dhomme qui navait pas connu les vices de
lancienne administration beylicale. Certains
commençaient à simpatienter dune tutelle
qui laissait aux Tunisiens si peu de responsabilités dans les
affaires de leur pays. Lopposition se manifesta en 1911,
à la faveur de lémotion provoquée par la
guerre italo-turque. Le 7 novembre, Tunis connut une journée
démeute (affaire du Djellaz). Lagitation ayant
repris, le résident Alapetite fit expulser quelques meneurs.
Avec la fin du conflit italo-turc, le calme revint dans la capitale,
mais lévénement avait démontré
quil était facile de mobiliser les foules
derrière des mots dordre nationalistes ou religieux.
Laprès-guerre fut marqué par un renouveau
dagitation. Les nationalistes réclamaient une
constitution (en arabe : destour ). Le résident Lucien Saint
réussit à les diviser en promulguant un train de
réformes : création dassemblées
régionales, transformation de la Conférence
consultative en Grand Conseil (juillet 1922). Lagitation se
prolongea sporadiquement jusquen 1925.
Avec le retour au calme, les questions politiques
cédèrent le pas aux préoccupations
économiques. La hausse des prix stimulait la production. Au
prix dun gros effort déquipement, les colons
français firent accomplir des progrès décisifs
à la culture des céréales. La production
minière nétait pas en reste : pour le fer comme
pour les phosphates, la Tunisie battait tous ses records de
lavant-guerre.
Mais la crise atteignait le pays. Le marasme des affaires et
lextension du chômage engendrèrent un malaise qui
favorisa la reprise de lagitation politique. Le Destour se
réveillait sous limpulsion déléments
plus jeunes qui cherchaient à lentraîner à
nouveau au combat. Ayant rompu avec la direction du parti, Habib
Bourguiba décida de lancer une formation rivale, bientôt
connue sous le nom de Néo-Destour, qui souvrit largement
aux éléments populaires.
Bourguiba se lança incontinent dans une campagne
dagitation qui lui valut bientôt une assignation à
résidence dans le Sud (sept. 1934). Le succès du Front
populaire en France se traduisit par des mesures de clémence
qui laissèrent espérer au Destour une transformation du
régime. Bientôt déçu, Bourguiba
déclencha une nouvelle campagne qui aboutit à une
journée démeute dans la capitale (9 avr. 1938).
La répression fut sévère. Le Néo-Destour
fut dissous et ses principaux chefs incarcérés. Mais le
pays ne réagit pas et le calme revint sans que
lautorité eût autrement à sévir.
Les vicissitudes de la guerre allaient faire de la Tunisie un champ
de bataille imprévu. Le débarquement
anglo-américain de novembre 1942 provoqua en effet la riposte
des forces de lAxe. Tunis et Bizerte étaient rapidement
occupées et, à la fin de lautomne, le front se
stabilisait entre Gafsa et le cap Serrat. En janvier,
lAfrikakorps, serré de près par la VIIIe
armée britannique, se repliait dans le Sud tunisien. Les
manuvres de Rommel ne purent triompher de la
supériorité matérielle de ses adversaires. En
mai 1943, le front germano-italien était enfoncé et les
forces de lAxe acculées à une capitulation sans
condition.
La victoire alliée ouvrait lheure des règlements
de comptes. Des poursuites furent engagées contre les
destouriens qui sétaient compromis avec
lAllemagne. Le bey Moncef paya de sa destitution ses
manifestations dindépendance à
légard de la France. Il fut remplacé par son
cousin Lamine. Quant aux Italiens, leur sort fut réglé
par une ordonnance de juin 1944 qui abolissait les privilèges
dont ils jouissaient en vertu des conventions de 1896.
Lindépendance
Les années daprès-guerre furent avant tout
celles de la reconstruction. Leffacement du Néo-Destour,
lexil volontaire de Bourguiba en mai 1945 permirent à la
trêve politique de se prolonger. Mais les nationalistes
conservaient leur influence et, dès son retour, en septembre
1949, Bourguiba retrouvait son autorité et sa
popularité. Le programme quil présentait en avril
1950 visait à restituer aux Tunisiens la gestion de leurs
propres affaires ; mais il fut déçu par les
propositions françaises. Au début de 1952, il engagea
à nouveau le fer lorsque la démission dun
résident libéral, Louis Périllier, parut fermer
la voie des négociations.
Une nouvelle épreuve de force commençait. Le
résident Jean de Hauteclocque ordonna larrestation des
animateurs du Destour, tandis que la troupe était
chargée du maintien de lordre. Cependant, après
des mois de marchandages, le gouvernement français finissait
par trouver une transaction qui obtenait lagrément du
bey et dun parti de notables. Mais le Destour persistait dans
son opposition. En ville, le terrorisme sinstallait ; dans le
bled, quelques bandes de fellagha commençaient de battre la
campagne. Visiblement la situation se détériorait,
tandis quà Paris, sous le coup des
événements dIndochine, le gouvernement et
lopinion sabandonnaient au découragement.
Cest alors que la démission du cabinet Laniel,
conséquence de la chute de Diên Biên Phu, amenait
Pierre Mendès France au pouvoir, le 18 juin 1954.
Dès lors, les événements allaient se
précipiter. Après de discrets pourparlers avec
Bourguiba, Mendès France fit le voyage de Tunis pour annoncer
au bey lintention de son gouvernement daccorder à
la Régence une autonomie sans restriction (discours de
Carthage, 31 juillet 1954). Lessentiel était dit, mais
il restait encore à négocier. Les accords qui furent
signés en juin 1955 devinrent caducs avant même
davoir été appliqués. Le Maroc ayant
obtenu son indépendance par les accords de la
Celle-Saint-Cloud, la Tunisie pouvait prétendre, elle aussi,
à son émancipation. Le protocole du 20 mars 1956
abolissant le traité du Bardo reconnaissait
lindépendance totale du royaume de Tunis. Un an plus
tard, le bey Lamine était déposé et une
république proclamée, dont la présidence revint
aussitôt à Bourguiba.
La Tunisie
indépendante
Bourguiba et le nouvel État tunisien
La monopolisation du pouvoir par le
Néo-Destour
Président du parti qui avait dirigé le Mouvement
national, Habib Bourguiba napparaissait pas, à
laube de lindépendance, comme un leader
incontesté, conforme en tous points à la stature
conférée par la suite au « combattant
suprême » par limagerie officielle. Le
Néo-Destour constituait alors la principale force politique du
pays mais non la seule. Il lui fallait compter avec la
longévité du « vieux » Destour, la
présence du Parti communiste, lhostilité des
maîtres et étudiants de la
mosquée-université de la Zitouna, lassise de la
monarchie beylicale et le poids de son propre allié,
lUnion générale des travailleurs tunisiens
(U.G.T.T.). Au demeurant, le Néo-Destour lui-même ne
témoignait pas dune cohésion à toute
épreuve. La signature des conventions franco-tunisiennes
dautonomie interne en juin 1955 devait donner libre cours
à lexpression de divergences stratégiques, de
conflits idéologiques et de rivalités personnelles au
sein du groupe dirigeant. Elle a été loccasion
dune crise faisant peser sur le pays la menace dune
guerre civile opposant les partisans dHabib Bourguiba à
ceux de Salah ben Youssef, secrétaire général du
Néo-Destour.
La crise dite « yousséfiste » nétait
pas réductible à sa cause immédiate : les
conventions dautonomie interne, dénoncées par ben
Youssef comme « un pas en arrière par rapport au
traité du Bardo ». Elle ne se résumait pas non
plus en une partie de bras de fer entre deux prétendants au
pouvoir. Elle mettait en lumière des clivages culturels,
sociaux et régionaux plus ou moins masqués
jusque-là par les impératifs de la lutte pour
lindépendance. Salah ben Youssef maniait des
thèmes sollicitant le potentiel « identitaire »
arabe et islamique, tandis que Habib Bourguiba investissait le
terrain du modernisme et des idéaux de progrès et de
justice sociale. Le président du Néo-Destour recevait
le soutien de la direction de lU.G.T.T., structure
dencadrement des nouvelles classes et catégories
sociales (prolétariat, fonctionnaires, enseignants). Le
secrétaire général du parti, quant à lui,
bénéficiait de lappui des grands
propriétaires fonciers de lUnion générale
de lagriculture tunisienne, en butte aux revendications de
lU.G.T.T. sur le statut des ouvriers agricoles, et de
catégories liées à lancien mode
dorganisation de la société : milieux zitouniens,
artisans et commerçants traditionnels de la Médina de
Tunis... Bourguiba, enfant de Monastir, issu de la petite bourgeoisie
sahélienne, rencontrait, dune manière
générale, un écho favorable auprès de la
Tunisie du littoral, chez les sociétés villageoises du
Sahel, du cap Bon et de la basse vallée de la Medjerda. Ben
Youssef, fils dune famille commerçante de Jerba, pouvait
compter sur la solidarité de la communauté jerbienne et
ralliait une partie de la Tunisie intérieure, celle de la
steppe et du Sud, bastion de la lutte armée des fellagha et
berceau des insurrections de 1864 et de 1881.
Malgré son influence dans le parti, sa réelle audience
dans le pays, la complaisance de la cour beylicale, la connivence du
vieux Destour et le soutien de plusieurs groupes de fellagha refusant
de déposer les armes, ben Youssef devait perdre la partie.
Bourguiba, au nom de la lutte contre « la subversion
yousséfiste », renforça son contrôle sur
lappareil dÉtat et sa pression sur le bey, non
sans recourir au besoin à lintimidation avec notamment
lintervention des milices destouriennes. Par ailleurs, le
président du Néo-Destour joua du danger
yousséfiste auprès de la France pour
accélérer le processus daccession à
lindépendance et, du même coup, priver ben Youssef
de largument initial de son combat (lautonomie interne
comme support dune « communauté franco-tunisienne
»). Plus encore, se posant et simposant comme leader du
parti de lordre, Bourguiba obtint lintervention des
forces de sécurité françaises contre les
yousséfistes. En janvier 1956, ben Youssef quittait
clandestinement la Tunisie pour poursuivre, depuis Le Caire, son
combat politique contre le régime bourguibien,
jusquà son assassinat en août 1961 à
Francfort.
Le congrès du Néo-Destour tenu à Sfax en
novembre 1955 en labsence de ben Youssef a
constitué un tournant décisif de lépreuve
de force. Il a légitimé le leadership bourguibien sur
le parti, scellé lalliance entre Bourguiba et la
direction de lU.G.T.T. et affirmé la vocation du
Néo-Destour à prendre en main les destinées du
pays. À lissue de sa session, le congrès se
prononçait notamment en faveur de lélection
dune Assemblée constituante. Le bey se pliait aux
injonctions du Néo-Destour, le 29 décembre. Le mode de
scrutin retenu (scrutin de liste majoritaire à un tour sans
panachage) enlevait toute chance aux rivaux du Néo-Destour
demporter des sièges et contraignait les
éléments qui ne lui étaient pas hostiles
à faire bloc avec lui. De fait, aux élections du 23
mars 1956, le parti et ses alliés (au premier rang desquels
lU.G.T.T.), regroupés au sein dun « Front
national », enlevèrent la totalité des
sièges à pourvoir.
Les yousséfistes, contraints à la clandestinité,
et le vieux Destour ne participèrent pas aux élections.
Seul le Parti communiste et une liste dindépendants
disputèrent, pour le principe, les suffrages au Front
national. Cependant, de fortes abstentions à Tunis et Jerba
nuancèrent le succès du Front en manifestant
lexistence dune forte opposition yousséfiste
condamnée au silence.
Le Front national, bien que dominé par le Néo-Destour,
présentait un caractère
hétérogène. Son principal ciment, outre le poids
de la personnalité de Bourguiba, était
lopposition au yousséfisme, que ce fût par
désaccord idéologique ou politique, opposition
régionaliste, aversion personnelle ou refus du
désordre. Les partisans avoués dun régime
constitutionnel libéral y côtoyaient les tenants
dune « démocratie » tutélaire. Les
« fondamentalistes », préoccupés de la
promotion de la personnalité arabo-musulmane de la Tunisie, y
cohabitaient avec les « réformistes », enclins
à promouvoir le bilinguisme et une sécularisation de la
vie sociale et politique. Les avocats dune transformation
économique et sociale du pays axée sur la planification
et la réforme des structures agraires par la
coopération y faisaient face aux défenseurs du primat
de lédification étatique. Le dernier de ces
différents clivages était le plus manifeste et le plus
déterminant dans la mesure où il était entretenu
par le principal allié du Néo-Destour,
lU.G.T.T.
Pour contenir les forces centrifuges, la direction du
Néo-Destour sest employée à
dépouiller progressivement le bey de toutes ses
prérogatives au profit du gouvernement, dirigé par
Habib Bourguiba, et ce au nom de lAssemblée,
représentante de la volonté populaire, mais sans
reconnaître à celle-ci dautres compétences
que consultatives. LAssemblée na jamais fait
quappuyer les initiatives gouvernementales, en dépit de
ses discussions internes. En proclamant solennellement la
République et en conférant à Habib Bourguiba la
charge de président de la République, le 25 juillet
1957, lAssemblée nationale constituante devait prendre
sa première et dernière décision.
Désormais, le gouvernement navait plus à la
solliciter dans le domaine de la politique intérieure. Il ne
restait plus à la Constituante quà adopter une
constitution. Elle devait se borner à entériner un
projet conçu en fonction des caractéristiques du
système mis en place à partir de juillet 1957 :
concentration du pouvoir dÉtat entre les mains du
président de la République, mais aussi concentration de
lautorité au sein du Néo-Destour et confusion du
parti et de lÉtat.
Sans doute, la Constitution du 1er juin 1959, instaurant un
régime présidentialiste tout en se réclamant de
la séparation des pouvoirs, ne faisait-elle en aucune
façon mention du Néo-Destour. Mais elle avait pour
arrière-plan limbrication de celui-ci avec
lÉtat. La réorganisation des structures du
Néo-Destour en fonction de celles de lÉtat avait
pour effets de limiter les possibilités de cristallisation de
fractions à lintérieur du parti et de transformer
celui-ci démanation de la société en un
appendice de lÉtat.
Outre le monopole politique du Destour, la République se
caractérisait par sa « constitutionnalité » :
un régime constitutionnel doté de procédures
juridiques très élaborées mais dont la
rationalité et le caractère contraignant
nexcluent pas la fiction. Lune des manifestations les
plus révélatrices de ce formalisme et de ses limites
était fournie par lassise juridique du monopole du
Néo-Destour. La Constitution de 1959 ne faisait en aucune
façon mention de son statut privilégié. Elle se
bornait à proclamer la garantie et lexercice de la
liberté dassociation dans les conditions définies
par la loi. Or celle-ci (loi du 7 novembre 1959) reconnaissait, avec
effet rétroactif, au ministre de lIntérieur
« toute latitude » pour accorder ou refuser le visa
indispensable à la constitution dune association.
Après linterdiction du Parti communiste en 1963, la
Tunisie a été gouvernée durant près de
vingt ans sans opposition légalement reconnue.
Modernisation et traditionalisation de
lÉtat
LÉtat-parti a submergé la
société en élargissant au maximum son
contrôle sur les individus et les groupes. Il a
quadrillé le pays suivant un nouveau découpage
subordonnant les instances administratives régionales et
locales au centre politique et transcendant les solidarités
communautaires. Il a, par ailleurs, procédé à
une refonte et à une unification de lappareil judiciaire
au prix dune suppression des tribunaux chargés de
lapplication des dispositions de la loi islamique relatives au
statut des personnes. Il a simultanément promulgué un
Code du statut personnel (août 1956) tendant à
déstabiliser la famille patriarcale et à lui substituer
la famille conjugale. Enfin, il a réorganisé le
système scolaire suivant des modalités visant à
linculcation de nouveaux modèles de comportement en
rupture avec ceux qui étaient transmis par la famille et la
société traditionnelles. Luniversité de la
mosquée de la Zitouna, fondée en 840, pièce
maîtresse de lancienne organisation sociale, a
été démantelée et ravalée au rang
dune simple faculté de théologie au sein
dune nouvelle Université tunisienne reproduisant les
caractéristiques du modèle français. De
même, lenseignement primaire et secondaire a
été conçu dans une perspective de scolarisation
de masse inspirée du système français.
Agent de dissolution et de recomposition du tissu social,
lÉtat sest imposé également comme
instance daccumulation du capital. Le capitalisme
dÉtat ne constituait pas seulement laspect «
économique » de lintervention étatique. La
planification, la coopération dans les secteurs agricole et
commercial, leur impact sur lorganisation administrative et les
thèmes quil véhiculait (bataille contre le
sous-développement, croissance économique,
progrès social, indépendance nationale) ont
représenté les instruments privilégiés
dune tentative de remodelage des structures sociales. Durant la
phase la plus intensive du réformisme étatique, la
décennie de 1960, aucune institution sociale, quelle
fût religieuse, culturelle, économique ou corporative,
na échappé au contrôle direct de
lÉtat-parti, la société étant
réduite aux dimensions dun réceptacle des
impulsions étatiques. Cette prétention à
lencadrement autoritaire dune dynamique de changement
résume les contradictions dun projet dont la mise en
uvre jouait à lencontre de ses objectifs : la
promotion de lautonomie et de la responsabilité du
citoyen.
Lhistoire tumultueuse des relations entre
lÉtat-parti et la centrale syndicale, lU.G.T.T.,
est particulièrement révélatrice de cette
inadéquation des modalités du contrôle politique
à un transfert des allégeances sur des structures
modernes dintégration, canaux de la citoyenneté.
Certes, celles-ci se sont développées, mais, faute
dautonomie, elles nont pas été à
même de se dégager de la trame de liens et
solidarités de type primaire.
Disjointes dun mouvement général
démancipation du citoyen, lamorce
démancipation féminine et les mutations de la
structure familiale nont pas été assumées
par la société et, partant, ont renforcé la
prégnance des représentations et comportements
inhérents au modèle de la famille patriarcale.
Dans le même temps où elle était censée
inculquer les valeurs de la citoyenneté, lécole a
rempli, dans des matières telles que lhistoire et
linstruction civique et religieuse, une fonction
dendoctrinement et dassujettissement au parti. Cette
dualité, déterminée par la confusion de
lÉtat et du parti, a produit des représentations
de lordre social et politique sorganisant en une
mosaïque et non en un système cohérent propice
à une intégration de la jeunesse.
Pas plus quil na permis la neutralisation des
particularismes, le réformisme autoritaire nest parvenu
à imposer une réelle sécularisation de la vie
sociale et politique. Loin de dissocier le politique du religieux,
lélite dirigeante a joué de leur confusion
à des fins plus politiques que religieuses. La mise en tutelle
de la société sest traduite par une tentative
détatisation de lislam, quil sagisse
de lappareil, de la Loi ou de léthique. Dans ces
trois aspects, le rapport de lÉtat à lislam
a revêtu un caractère contradictoire. Pour relativiser
la portée sociale et politique de lislam,
lÉtat a prétendu sapproprier le religieux.
Mais, loin de le neutraliser et de le cantonner dans une
sphère spécifique, il la sollicité et lui
a reconnu une dimension politique, pour bénéficier de
laudience de ses symboles. Cest dire sa dépendance
à légard de lislam et les limites de son
aptitude à réorienter léthique
collective.
Durant les premières années de
lindépendance, à la faveur de la prise de
contrôle de lappareil religieux, le gouvernement a
tenté de promouvoir de nouvelles attitudes en matière
dobservance des obligations islamiques : pèlerinage,
célébration des fêtes, jeûne du ramadan...
Ainsi, dans un célèbre discours prononcé le 5
février 1960, le président Bourguiba navait pas
hésité à demander aux Tunisiens de travailler
normalement pendant le mois de ramadan et à les inviter, en
cas de maladie ou de « défaillance », à
rompre le jeûne plutôt que de cesser le travail. Joignant
le geste à la parole, il avait illustré son propos en
buvant publiquement en période de jeûne. Ces audaces ont
fait place, par la suite, à une tout autre ligne de conduite,
dictée par la permanence de lislam comme valeur centrale
de la société. Certes, des réformes telles que
lunification de la justice ou le Code du statut personnel ont
survécu. Mais, pour autant, la jurisprudence na pas
renoncé à considérer la sharia comme
source fondamentale du droit devant présider à
linterprétation des dispositions législatives.
Quant aux initiatives visant les pratiques religieuses, elles ont
été reconsidérées :
réaménagement des horaires administratifs pour
faciliter lobservance du jeûne, distribution daides
pour lachat du mouton de lAïd el Kebir
(célébration du sacrifice dAbraham), impulsion
donnée à la construction de mosquées,
aménagement de locaux dans les administrations pour
lexercice de la prière...
Cette subordination de facto du politique au religieux na pu
produire au mieux quun islam selon lÉtat,
exprimant la revendication dune conformité de celui-ci
à celui-là. En dautres termes, elle a
signifié labsence de base propre de
légitimité de linstitution étatique. Ce
faisant, elle a laissé le champ libre à des courants se
réclamant dune utopie de lÉtat selon
lislam.
LÉtat lui-même na pas échappé
à limpact traditionaliste du réformisme
autoritaire. Se percevant comme le dépositaire exclusif du
sens de lÉtat par opposition aux gouvernés
réputés prisonniers des particularismes,
lélite dirigeante a monopolisé lÉtat
au point de sy identifier et de le gérer à la
façon dun patrimoine qui lui appartiendrait en propre.
Cette double tendance à une personnalisation et à une
gestion « privée » de lÉtat a
trouvé sa manifestation la plus évidente dans le «
pouvoir personnel » de Habib Bourguiba. Mais, plus
fondamentalement, elle a consisté en un système de
relations interpersonnelles qui, derrière la façade
institutionnelle, a innervé le complexe État-parti et
étendu ses ramifications jusquau sein de la
société.
Politiques économiques
Accumulation du capital sous légide de
lÉtat
Durant les premières années de
lindépendance, lÉtat a pris en charge les
secteurs clés de léconomie, réformé
le régime foncier (biens habous et terres collectives) et
pesé dans la mobilisation et laffectation des ressources
nationales (prélèvements fiscaux) et de laide
étrangère par le biais du budget et de la constitution
dun réseau bancaire public. Toutefois, la politique
gouvernementale demeurait dans le sillage des orientations
amorcées durant les dernières années du
protectorat, lorsquelle ne tendait pas à pallier le
départ massif de la population française et à
affirmer la souveraineté tunisienne face aux pressions
françaises (décrochage du franc, internationalisation
des échanges, etc.). La principale innovation résidait
dans les chantiers de lutte contre le chômage, inspirés
des théories de certains économistes (comme Gabriel
Ardant) sur le plein-emploi en situation de
sous-développement.
Le déficit commercial, la stagnation de la production
industrielle, la chute des investissements privés et la fuite
des capitaux étrangers ont conduit le gouvernement à
opter en faveur dun développement planifié,
orientation préconisée dès 1956 par les
dirigeants de lU.G.T.T. En 1961 étaient
élaborées les perspectives décennales de
développement 1962-1971, suivies, en 1962, de la mise en
uvre dun premier plan (triennal) de développement,
tandis quAhmed ben Salah, ancien secrétaire
général de lU.G.T.T., se voyait confier au sein
du gouvernement les leviers de commande de léconomie
tunisienne.
Sous couvert dun « modèle global de
développement socialiste », la Tunisie sest
engagée entre 1962 et 1969 dans une mobilisation intensive des
ressources au profit de léquipement infrastructurel
économique et social et de lindustrialisation. Ce type
de croissance a conféré à lÉtat et
au secteur public en général une multiplicité de
fonctions économiques : prise en charge directe des secteurs
clés et des activités délaissées par le
capital privé, régulation et orientation de
linvestissement privé, réforme des structures
agraires, contrôle des circuits de distribution et des
échanges avec lextérieur...
Lessentiel de leffort dinvestissement a
transité par le canal de lÉtat et du secteur
public (68 p. 100 des investissements durant la décennie
1962-1971), au prix dune ponction sur les autres agents
économiques et dun recours massif au financement
extérieur.
Par définition, le primat de linvestissement impliquait
une limitation de la consommation privée,
réalisée par un double blocage des salaires et des prix
agricoles à la production.
Par ailleurs, la mise en coopératives de lagriculture et
des circuits commerciaux était censée améliorer
la productivité et, partant, dégager un surplus. En
fait, le regroupement des parcelles de la petite paysannerie autour
de noyaux domaniaux formés essentiellement par les anciennes
terres coloniales, sans intégration dans le système
coopératif de la grande et moyenne propriété
foncière tunisienne, ne réunissait pas les conditions
dun fonctionnement viable des unités de production et
dune rémunération des coopérateurs
susceptible de les mobiliser en faveur de lexpérience.
Dans le même temps, il rencontrait lhostilité des
grands propriétaires, dont il menaçait les assises.
Quant à la réforme des structures des commerces de gros
et de détail, bien que menée progressivement, elle a
revêtu un caractère brutal suscitant la
résistance des commerçants et les incitant à la
fuite de capitaux.
Dans ces conditions, laide étrangère (dons et
prêts), dont il sagissait au départ de se
libérer, est venue pallier les carences de
lépargne nationale (taux dépargne de 15 p.
100), en contribuant, à concurrence de 40 p. 100, au
financement des investissements.
En dépit de cette dépendance extérieure accrue,
leffort dinvestissement a eu un impact relativement
modeste en matière dindustrialisation (28 p. 100 des
investissements dans lindustrie durant la décennie
1962-1971). Celle-ci sest limitée à des
activités de tranformation de matières premières
(raffinage du pétrole, aciérie, cellulose, etc.) et
à quelques industries de substitution dimportations,
notamment dans le textile et la production alimentaire (raffinage du
sucre, par exemple).
Lappel massif aux capitaux extérieurs pour le
financement des investissements a rendu laction étatique
tributaire de laide étrangère et, par voie de
conséquence, particulièrement sensible aux pressions de
celle-ci, le taux dendettement par rapport au P.N.B.
évoluant, entre le début et la fin de la
décennie, de 21,4 à 49,8 p. 100.
Par ailleurs, bien que le planificateur se fût
déclaré soucieux de « renforcer la confiance du
secteur privé », ce dernier, exception faite de quelques
branches, dont le tourisme, observait une attitude
réservée. Dautant plus que lextension des
coopératives dans le commerce et lagriculture
entretenait des tensions propices à lattentisme.
Au début de lannée 1969, le gouvernement devait
adopter le principe dune généralisation des
coopératives à lensemble du commerce et de
lagriculture. Dans le premier cas, il sagissait
daborder la phase ultime dune opération qui avait
été conduite progressivement. Dans le second, en
revanche, linitiative gouvernementale sapparentait
à une tentative de sauvetage dune politique par
lintégration aux coopératives agricoles
dexploitations modernes de nature à remédier
à leurs carences. Autrement dit, la grande
propriété foncière était directement
touchée par une « collectivisation » qui
lavait jusque-là épargnée. La
généralisation des coopératives allait
conférer un caractère explosif sur le plan social
à une situation de blocage économique.
Compte tenu du coût de linfrastructure sociale et
économique, et de la faillite des coopératives,
leffort dinvestissement sest soldé par un
faible taux de croissance de la production (4,6 p. 100 à prix
constants durant la décennie). Corrélativement, le
chômage sest aggravé. Les créations
demplois durant la décennie (132 000, dont près
dun tiers dans ladministration) sont demeurées
très largement en deçà de la demande
additionnelle (357 000). La conjonction de cette aggravation du
chômage, de la stagnation du pouvoir dachat des
salariés et de la paupérisation des agriculteurs et des
commerçants intégrés malgré eux dans les
coopératives sest traduite par une faiblesse de la
demande solvable.
Cette mise en échec dun « modèle global de
développement » a débouché sur une crise de
régulation et, à travers elle, sur une insertion de la
Tunisie dans la nouvelle division internationale du travail.
Ouverture sur
lextérieur
Depuis le début des années 1970, la Tunisie, à
linstar de lÉgypte et de lensemble des
États arabes, se réclame dune politique dite
dinfitah : une « ouverture » au système de
marché, caractérisée par la promotion des
investissements privés et lintensification des
échanges avec lextérieur.
Louverture tendait à une accélération de
la croissance à partir dune nouvelle combinatoire entre
les impératifs de valorisation du capital et ceux qui sont
inhérents à la situation critique de lemploi dans
le contexte dune division internationale du travail
caractérisée par une internationalisation de la
production. Leffort dinvestissement serait
intensifié et dirigé prioritairement vers les secteurs
directement productifs et créateurs demplois, par une
participation accrue du capital privé, national et
étranger. Il sagissait de développer les
industries manufacturières dans une double perspective de
relance des exportations et délargissement du
marché intérieur. La création, avec
participation de capitaux étrangers, dentreprises
produisant pour lexportation était censée jouer
un rôle majeur. Non seulement elle permettrait de tirer parti
de l« avantage comparatif » constitué par une
abondante main-duvre, dun coût relativement
bas et dun niveau de qualification amélioré par
le développement du système scolaire, mais encore elle
favoriserait une relance de la production et de la consommation
locales. Elle assurerait le financement dimportations et le
transfert de technologies nécessaires au renforcement de
lappareil industriel, ainsi que la distribution de revenus
susceptibles de stimuler la demande intérieure.
Louverture relevait ainsi dune stratégie visant
à tirer parti dune tendance à la
délocalisation industrielle observable à
léchelle du système économique mondial.
Elle pouvait apparaître comme le synonyme dune
libéralisation ou dune privatisation de
léconomie, le marché se substituant
progressivement à lÉtat comme instance de
régulation et le secteur privé au secteur public comme
moteur de la croissance.
En fait, le secteur industriel exportateur na pas eu les effets
dentraînement escomptés. La nature de ses
activités (principalement le textile), la fragilité de
lavantage comparatif du facteur travail et les
difficultés découlement des produits en direction
de la Communauté économique européenne,
principal partenaire commercial de la Tunisie, ont contribué
à son enclavement.
Louverture a correspondu néanmoins à une
accélération de la croissance. Dune
décennie à lautre, le taux de croissance du
P.I.B. est passé en termes réels de 4,6 à 7,1 p.
100. Le volume des investissements a été
multiplié par quatre, tandis que leur répartition
faisait une plus large place aux investissements productifs (60 p.
100 contre 50 p. 100) et, parmi eux, aux investissements productifs
à haute intensité de main-duvre (23 p. 100
contre 18 p. 100). 398 000 emplois non agricoles ont
été créés, couvrant près de 85 p.
100 de la demande additionnelle. Enfin, le taux daccroissement
annuel moyen du revenu par tête a été de 4 p. 100
contre 1,8 p. 100 durant la première décennie.
Ces performances ont pu être réalisées
grâce à lévolution en hausse des cours du
pétrole et du phosphate, aux revenus du tourisme et à
ceux de lémigration. Ces trois postes
représentaient respectivement 40, 17 et 7 p. 100 du total des
recettes des exportations des biens et services, à la fin de
la décennie 1972-1981. Ils ont financé une
industrialisation et une privatisation de léconomie,
pourvoyeuses demplois et de revenus, sous la forme dune
redistribution de ces ressources rentières par
lÉtat.
Le secteur privé de léconomie a connu une
très nette extension, si lon considère
lévolution de la répartition de la formation
brute du capital fixe (F.B.C.F., les investissements) par agents
économiques. La contribution des entreprises privées a
représenté plus du quart de la F.B.C.F. pendant la
décennie 1972-1981 alors quelle nétait de
lordre que du cinquième durant les années 1960.
En fait, la poussée du secteur privé concerne
essentiellement le tourisme et certaines industries
manufacturées (textile, industries mécaniques et «
bois et divers »), branches dont il draine la majeure partie de
linvestissement et des emplois et où la
productivité du capital et du travail accuse une
progression.
La dynamisation du secteur privé a été, dans une
large mesure, le produit dinterventions étatiques en
faveur de la promotion des exportations et de la création
demplois. En Tunisie, comme dans nombre de pays arabes,
lÉtat sest institué en protecteur de
linitiative privée. Il a constitué à cette
fin un arsenal juridique. Subventions à linvestissement,
à lexportation et à lemploi ont
emprunté des formes multiples, variables suivant les cas :
exonérations fiscales au niveau de linvestissement ou de
lexploitation, exonérations de charges sociales,
dotations en capital, crédits assortis de bonifications
dintérêts, prise en charge des études ou de
linfrastructure, etc. Par ailleurs, le gouvernement a mis en
uvre une politique de soutien aux prix à la consommation
des produits alimentaires de première nécessité,
lÉtat contribuant ainsi à une prise en charge
dune partie du coût de reproduction de la force de
travail. Enfin, par une politique de contingentement ou
dinterdiction dimportations, lÉtat a
assuré une rente de situation aux entreprises produisant pour
le marché local, mises à labri de la concurrence
étrangère.
La croissance par lindustrialisation et la privatisation sous
légide de lÉtat redistributeur des
ressources rentières a engendré une série de
déséquilibres.
Lindustrialisation sest cantonnée, pour
lessentiel, aux régions, de tradition urbaine, du
littoral, là même où linvestissement
savérait dun moindre coût. Aussi le
chômage (masculin), dont le taux national officiel sest
stabilisé autour de 13 p. 100 entre 1975 et le début
des années 1980, a-t-il frappé plus
particulièrement les régions de lintérieur
et le milieu rural. En outre, abstraction faite des distorsions entre
milieux (urbain et rural) et entre régions,
laccélération de la croissance na pas
apporté de réponse au problème posé par
lemploi des jeunes. En 1980, les tranches dâge
comprises entre 15 et 25 ans représentaient environ 30 p. 100
de la population totale et 34 p. 100 de la population
dâge actif. Mais, à elles seules, elles
constituaient près de 60 p. 100 des chômeurs. Enfin,
lélévation du revenu par tête sest
doublée dune inégalité dans la
répartition des revenus : en 1980, 50 p. 100 de la masse des
dépenses étaient imputables à la fraction (21 p.
100) la plus riche de la population, tandis que la fraction la plus
pauvre (20 p. 100) ne participait quà raison de 5 p. 100
à cette même masse des dépenses.
Dun point de vue strictement économique, la croissance a
correspondu à une disjonction de la consommation et de la
production. Le dynamisme apparent dun marché
intérieur protégé et assisté a
donné lieu, durant la décennie 1972-1981, à une
progression de la consommation (taux annuel moyen de 8,2 p. 100)
supérieure à celle du P.I.B. (7,1 p. 100). Compte tenu
de la pression exercée par la demande accrue de biens de
consommation et par les besoins en produits semi-finis des
entreprises de transformation, il sest soldé
également par une progression des importations (12,5 p. 100)
largement supérieure à celle des exportations (7,5 p.
100).
Ces déséquilibres dans les flux des biens et services,
au-delà de leur signification générale dun
pays vivant au-dessus de ses moyens, renvoyaient, entre autres,
à deux problèmes majeurs. Dune part, ils
illustraient une stérilisation ou une improductivité de
lassistance étatique au secteur privé.
Dautre part, les distorsions consommation-production et
importations-exportations ont correspondu à une
évolution négative de lagriculture, culminant
dans un déficit agro-alimentaire. Compte tenu des
impératifs dune politique économique axée
sur la promotion des exportations et lindustrialisation, le
développement de cultures spéculatives (primeurs et
production fruitière) a été encouragé
tandis que les productions alimentaires de base
(céréales) ont connu une relative stagnation des prix
dans une perspective de maintien de lavantage comparatif du
facteur travail (compression du coût de reproduction de la
force de travail).
Envers dune relative aisance financière due à une
évolution favorable des termes de léchange, les
déséquilibres économiques nont pas eu
dincidences foncièrement négatives sur des
indicateurs tels que le taux dépargne, la balance des
paiements ou la dette extérieure. Les flux financiers ont
masqué, en les corrigeant au regard de la comptabilité
nationale, les distorsions quils favorisaient. Mais la
détérioration de la conjoncture, en comprimant les
ressources rentières, les a mises à nu et a
élargi leur impact.
Reconversion dune économie de rente
en une économie productive
Dans le contexte général des années 1980,
dominé par la chute du prix du pétrole, les
fluctuations du cours du dollar, la baisse des recettes du tourisme
et la diminution des revenus de lémigration
consécutive à la crise tuniso-libyenne de 1985, les
tergiversations de la politique gouvernementale ont contribué
à laggravation des déséquilibres : baisse
du taux de croissance du P.I.B. ; augmentation du taux officiel de
chômage (près de 14 p. 100 en 1986) ; progression de la
consommation supérieure à celle du P.I.B. ; diminution
du taux dépargne ; déficit accru de la balance
des paiements ; augmentation du taux dendettement (58,7 p. 100
en 1986 contre 38 p. 100 en 1981) ; doublement du coefficient du
service de la dette par rapport aux recettes courantes (26,7 p. 100
en 1986 contre 13,6 p. 100 en 1981) ; chute des avoirs
extérieurs (épuisement des réserves de change
à la fin du premier semestre de 1986), etc. La
dégradation de la situation, dont rendent compte ces
indicateurs, a imposé ladoption, en juin 1986, sous les
auspices du Fonds monétaire international (F.M.I.) et de la
Banque mondiale, dun programme dajustement
structurel.
Ce programme consiste, dune part, en un projet
dassainissement financier à court terme par compression
de la demande intérieure : subordination de
lévolution des salaires « à
laccroissement de la productivité et à la
situation financière de chaque entreprise » (principe
avalisant le gel des salaires depuis 1983), réduction du
déficit budgétaire, réduction de
laccroissement de la masse monétaire par limitation des
crédits à léconomie, réforme du
système des taux dintérêt.
Outre ces mesures daustérité, le programme
comporte un second volet dit de « libéralisation de
léconomie » impliquant ni plus ni moins un
démantèlement du dispositif de production
étatique dici à 1991 et dont on attend une
stimulation de la compétitivité des entreprises
tunisiennes : libération progressive des prix, suppression du
contrôle de lÉtat sur les investissements et
limitation de son aide aux seuls projets « hautement
prioritaires », libération graduelle des importations et
réduction des droits de douane, privatisation des entreprises
publiques relevant du secteur concurrentiel, réforme de la
fiscalité.
Conformément à ces orientations, le VIIe plan 1987-1991
définit « une stratégie basée
résolument sur la promotion de lagriculture,
lintensification de lexportation et la maîtrise de
la demande intérieure de façon à concilier
limpératif de croissance et de créations
demplois et celui du retour à un équilibre
acceptable et tolérable de la balance des paiements ».
À supposer que la compétitivité des entreprises
tunisiennes relève dun objectif réaliste et que
le système de marché soit susceptible de rompre avec le
protectionnisme, les conditions de réussite du programme
dajustement et du VIIe plan nen seraient pas pour autant
toutes réunies. Il faut compter avec la résistance du
corps social, depuis les revendications du patronat et du salariat
qui attendent le maintien des situations acquises, jusquau
désespoir des couches les plus démunies, en mal
dassistance. Le redressement économique envisagé
savère, dans une large mesure, tributaire dun
consensus sur les modalités de lallocation des
ressources et dun renouveau du potentiel symbolique de
lÉtat susceptible de donner sens à la rigueur et
à leffort.
Scolarisation
La Tunisie indépendante a mené une politique de
scolarisation de masse : en 1984, plus de la moitié de la
population âgée de 10 ans et plus était
réputée savoir lire et écrire, contre 15 p. 100
environ en 1956. Ce recul de lanalphabétisme sest
doublé dune élévation
générale du niveau dinstruction de la population
active. Les individus ayant effectué des études du
niveau du secondaire ou du supérieur représentaient, en
1984, près du quart des actifs contre moins de 10 p. 100 en
1966.
En dépit du développement du système scolaire,
lanalphabétisme féminin demeure un
phénomène massif, particulièrement accusé
en milieu rural. Lévolution des taux de scolarisation
(effectifs scolarisés de 6 à 14 ans rapportés
à la population du même âge) fait apparaître
une stagnation de la fréquentation de lécole
primaire par les filles jusquau milieu des années 1970.
En 1975, seule la moitié dentre elles étaient
scolarisées. En revanche, en 1984, la proportion
dépassait les deux tiers (taux de scolarisation de près
de 83 p. 100 pour les garçons). Cependant, il convient de
noter que la fréquentation scolaire (primaire) féminine
accuse une baisse au-delà de lâge de 9 ans
(déperdition de lordre du quart en milieu rural), alors
que celle des garçons savère pratiquement stable.
Pour une partie des filles, notamment en milieu rural, la
scolarisation ne constitue ainsi quun bref transit entre la
petite enfance et lâge de prise en charge de travaux
agricoles ou domestiques dans la famille ou hors de celle-ci. Les
disparités perceptibles au niveau du primaire vont
évidemment en saccentuant avec les autres cycles
détudes ; plus le niveau est élevé et plus
linégalité des sexes saffirme ; en 1984, le
nombre de jeunes filles effectuant des études
supérieures était inférieur de plus de la
moitié à celui des garçons.
Par ailleurs, à certains égards, la
généralisation de lenseignement après
lindépendance a substitué au système
fermé à lentrée, en vigueur durant la
période coloniale, un système de sortie par
léchec. En 1978, sur 100 enfants qui entraient à
lécole primaire, 84 nachèveraient jamais le
premier cycle. Sur les 16 qui lachèveraient, 6 seulement
entreraient dans les lycées et, parmi ceux-ci, un seul
parviendrait jusquau baccalauréat (A. Bouhdiba).
Au demeurant, limpact de léducation sur
lobtention dun emploi devient problématique. Le
niveau dinstruction des chômeurs
sélève au rythme de celui de lensemble de
la population active. Parmi les chômeurs à la recherche
dun premier emploi en 1984, près de 19 p. 100
étaient dépourvus dinstruction, 51 p. 100 avaient
reçu un enseignement primaire, 28 p. 100 environ un
enseignement secondaire et plus de 1 p. 100 un enseignement
supérieur. En 1975, les proportions étaient
respectivement de 27, 60, 13 et 0 p. 100. Si la tendance devait se
confirmer, dans quelques années une partie appréciable
des primo-demandeurs demploi serait constituée par des
bacheliers et des titulaires dun diplôme de
lenseignement supérieur. Or il faut garder
présent à lesprit le fait que, durant les vingt
premières années de lindépendance, la
détention dun capital scolaire important constituait la
garantie dun emploi stable et dune position sociale
élevée.
Transfert de la population active entre
secteurs dactivité
La qualification accrue de la population active est allée de pair avec un transfert entre secteurs dactivité. La contribution du secteur agricole (agriculture proprement dite et pêche) à la structure de lemploi na cessé de diminuer, tandis que progressaient celles des industries manufacturières et du tertiaire. En 1956, le secteur agricole mobilisait les deux tiers de la population effectivement occupée ; en 1984, il nen réunissait plus que le tiers. Cette diminution ne correspond pas à un processus cumulatif dindustrialisation qui absorberait la force de travail « libérée » dans lagriculture par la concentration foncière et la mécanisation. Les industries manufacturières, le secteur industriel proprement dit, ne représentaient, en 1984, que 19 p. 100 de la population effectivement occupée, taux remarquable par rapport à la situation prévalant en 1956 (6,2 p. 100), mais largement en deçà de celui de lensemble du tertiaire (33 p. 100) et légèrement supérieur à celui des seuls services administratifs (17 p. 100). Elles jouent, il est vrai, un rôle majeur dans les créations demplois et, à ce titre, dans lextension du salariat non agricole, dont les effectifs réunissaient, en 1984, plus de la moitié de la population occupée. Néanmoins, il convient de souligner leur hétérogénéité et, plus particulièrement, celle de leur principale branche, le textile. Elles recouvrent non seulement les activités de grandes unités modernes de production, mais également des activités artisanales relevant du « secteur non structuré ». Celui-ci drainait en 1980 46 p. 100 des emplois industriels et, parmi eux, 62 p. 100 des emplois de la branche du textile (Jacques Charmes). La notion demploi désigne, en loccurrence, des postes dapprentis et de salariés, ainsi que des travaux à domicile majoritaires dans le textile effectués par des aides familiaux et des indépendants.
Urbanisation et conditions de vie
Le taux durbanisation na cessé de croître
dun recensement à lautre, pour se situer aux
environs de 53 p. 100 en 1984 (33,3 p. 100 en 1956). Plus exactement
sagit-il, en loccurrence, dun taux de «
communalisation » : la population urbaine est officiellement
évaluée en fonction de limplantation dans les
périmètres communaux. Le critère fausse les
perspectives, compte tenu notamment de la création de
nouvelles communes et de lextension de périmètres
communaux déjà existants, entre deux recensements. Le
mouvement de communalisation « dope » en quelque sorte le
taux officiel durbanisation. Mais il est, en lui-même,
révélateur du recul des campagnes et dun
accès à la citadinité. La transformation de
localités en communes ou leur intégration dans un
périmètre communal procèdent, dans une large
mesure, dune logique foncière : elles assurent le
transfert de terres dites agricoles sous le régime des
terrains à bâtir. Par là, elles répondent
à des exigences de gestion administrative des sols et de
plus-value foncière face à la pression de la demande de
construction de logements. Par ailleurs, du point de vue des
conditions de vie des administrés, la communalisation est
susceptible de favoriser lobtention déquipements
collectifs (voirie, adduction deau, etc.).
Au regard des indicateurs socio-économiques, la
communalisation participe dune bipolarité des plus
classiques : un pôle urbain associant le degré
durbanisation au niveau des équipements et des revenus ;
un pôle rural, caractérisé par une
corrélation entre limportance de la population active
occupée dans lagriculture, lanalphabétisme
et la prévalence dun taux de mortalité
supérieur à la moyenne. Cest dire que
lurbanisation et les transferts intersectoriels de population
active soulignent non seulement une contraction des zones rurales,
mais encore la permanence de poches de pauvreté dans les
campagnes. Cette bipolarité recoupe grossièrement le
clivage littoral-intérieur, déjà
évoqué à propos de la désarticulation de
la structure spatiale.
Les enquêtes successives sur la consommation des ménages
font apparaître une modification des normes de consommation :
diversification et enrichissement de lalimentation, motivation
pour laccession à la propriété
immobilière et aux moyens de transport privés,
développement de la consommation médicale. Les
disparités sous-jacentes à ces mutations tendent
à épouser les contours des oppositions urbain-rural et
littoral-intérieur. Mais, plus encore, elles
matérialisent une coupure entre deux segments sociaux
condensant une série de clivages entre milieux (urbain-rural),
régions, catégories socio-profesionnelles et classes de
revenus. Ces deux sous-ensembles ont pour figures
emblématiques, dune part, la fraction la plus
qualifiée professionnellement des couches citadines
entrepreneurs, salariés et professions libérales
, implantée principalement à Tunis et sur le
littoral oriental et disposant de revenus relativement importants et,
dautre part, des catégories sociales démunies,
relevant surtout de lagriculture et de la petite production
marchande et fortement représentées dans les
régions de lOuest. Cette « bifurcation
sociétale » rend compte de la diffusion inégale
dun modèle de vie « privatiste » et des effets
dimitation et dexclusion quelle
détermine.
Les mutations des normes de consommation affectent, à des
titres divers, les différentes couches sociales, mais elles
nont pleinement bénéficié quà
une minorité, pour laquelle le changement social sest
soldé par une promotion de condition et de statut : les
entrepreneurs, les cadres supérieurs salariés et les
professions libérales qui, à la faveur des
opportunités offertes par le développement de
lindustrie et des services et/ou lacquisition dun
important capital scolaire, ont non seulement accédé au
niveau de revenu le plus élevé, mais encore ont conquis
une position doublement centrale au sein de la société.
Symboles de la réussite sociale et de lextraversion, ces
catégories constituent le groupe de référence de
la modernité, avec tout ce que celle-ci peut comporter
dattractif et de répulsif, et le point de passage
obligé des échanges, économiques et culturels,
avec lextérieur. Elles ont fait de la ville la vitrine
dun mode de vie cosmopolite, désirable par sa
proximité et condamnable par son inaccessibilité, pour
tous ceux qui figurent dans les wagons de queue de la mobilité
sociale. Les émeutiers de janvier 1984, manuvres des
chantiers de construction et jeunes chômeurs, en prenant pour
cible, à Tunis, les nouveaux quartiers résidentiels,
ont donné libre cours à la violence inhérente
à cette tension entre le désirable et
linaccessible.
Évolution politique
Crises
Lannée 1969 a marqué un tournant dans
lhistoire politique de la Tunisie indépendante. À
loccasion de la tentative de généralisation des
coopératives de production dans lagriculture, les
milieux sociaux les plus divers ont manifesté des
réactions de rejet de lemprise de lÉtat sur
les différents aspects de la vie sociale. La crise na
pas débouché seulement sur une réorientation des
régulations étatiques de la croissance
économique. Elle a engagé lÉtat-parti dans
un processus asymétrique de transformations subies,
réduisant son potentiel de contrôle autoritaire sans lui
permettre dassumer une logique dautonomisation des
institutions sociales. Le régime sest
libéralisé dans la mesure où il a
été contraint de prendre acte du renforcement de
lislam comme valeur centrale de la société, de
lenracinement de foyers oppositionnels et de
lapprofondissement du pluralisme social. Mais il sest
raidi à chaque fois que la dynamique de cette
libéralisation risquait dopérer une rupture
irréversible avec lancien mode de contrôle
social.
Ainsi, lévolution de lUnion générale
des travailleurs tunisiens (U.G.T.T.) vers une plus grande autonomie,
déterminée par le développement du pluralisme
social, a contribué, dans un premier temps, à une
régulation des conflits. LÉtat-parti a
trouvé dans la centrale syndicale son interlocuteur
privilégié. Mais cette propulsion du syndicat sur le
devant de la scène lui a valu de polariser les attentes,
aspirations et frustrations de divers milieux sociaux bien
au-delà de sa base de soutien et de sa sphère
dinfluence. À ce titre, il a fait figure de structure
directement concurrente du parti destourien. Cette dynamisation de
lU.G.T.T. contrastant avec la routinisation de
lactivité politique du parti a conduit à une
épreuve de force, deuxième crise majeure, significative
dune nouvelle mise en cause de lhégémonie
de lÉtat-parti.
Le 26 janvier 1978, en guise de protestation contre les menaces
pesant sur son autonomie, la direction de la centrale syndicale
lançait un ordre de grève générale.
Celle-ci, la première qui, depuis lindépendance,
fût dirigée contre le gouvernement, allait être
loccasion de graves émeutes nécessitant
lintervention de larmée. La répression des
émeutiers et manifestants, larrestation de la direction
syndicale et la mise au pas de la centrale ont permis une
restauration apparente de lancien mode de contrôle
social. Mais, en privant lU.G.T.T. de son autonomie, le
régime se privait lui-même de ce qui avait
été lune de ses principales lignes de
défense et, partant, prêtait le flanc à des
formes non institutionnalisées de contestation.
La répression menée, au lendemain des
événements de 1978, à lencontre de
lU.G.T.T., principale institution sociale, a, par ailleurs,
correspondu à une forte poussée du mouvement islamiste.
Ce courant était en gestation depuis le début des
années 1970, dans un contexte de réaffirmation de
lislam populaire. Mais la neutralisation de la centrale
syndicale laissait vacant le champ du populisme et en favorisait
linvestissement par un radicalisme moralisateur se
réclamant de lislam. La conjoncture était
dautant plus favorable à lislamisme quil
pouvait tirer parti du prestige de la révolution iranienne
dans lopinion et dune prudente réserve du
gouvernement. Cependant, lannexion de la centrale syndicale, le
changement de régime en Iran et lattitude
gouvernementale, un temps complaisante, ne sauraient être tenus
pour les facteurs déterminants dune montée en
puissance de lislamisme tunisien. Celle-ci a été
due essentiellement à la rencontre entre un discours de
dénonciation de laliénation culturelle et de mise
en cause de la hiérarchie étatique des valeurs et le
désarroi dune jeunesse scolaire et étudiante
vivant une situation dascension sociale bloquée par la
contraction des offres demplois gratifiants sur les plans
matériel et symbolique. Sil a trouvé son humus
dans un renouveau du potentiel identitaire de lislam à
léchelle de la Tunisie et de laire
arabo-musulmane, lislamisme a conquis une base de masse
à la faveur dune démotivation dune partie
de la jeunesse pour le système demploi et de formation.
À tel point quil a orienté la contestation
scolaire et étudiante. Mais, hors des lycées et des
facultés, et en dépit de sa forte présence dans
lespace de la mosquée, son influence politique
sest révélée intermittente. Elle nen
a pas moins conduit lÉtat-parti, préoccupé
comme les puissances occidentales par le poids de la
révolution islamique iranienne sur la scène
internationale, à retourner ses armes politiques et
judiciaires contre les dirigeants et les militants du Mouvement de la
tendance islamique, centre de gravité du courant
islamiste.
La tentative de coup de force de Gafsa devait illustrer les dangers
inhérents à une obturation des canaux de la
contestation. Le 27 janvier 1980, un groupe armé dune
soixantaine de personnes, issu de lémigration tunisienne
en Libye, se rendait maître de la ville de Gafsa, centre
dune région déshéritée, de tout
temps méfiante vis-à-vis du pouvoir central, avec pour
objectif affiché de déclencher une insurrection
populaire. Il nen était délogé par
larmée nationale quaprès dintenses
combats. La tentative révélait la
vulnérabilité dun État prétendant
rétablir sa tutelle sur la société.
Pour sortir de limpasse, le gouvernement, sous limpulsion
dun nouveau Premier ministre, Mohamed Mzali, allait amorcer une
ouverture politique, dont le courant islamiste serait
délibérément exclu : légalisation du
Parti communiste et de deux autres partis dopposition le
Mouvement des démocrates socialistes (M.D.S.) et le Parti de
lunité populaire (P.U.P.) , restauration de
lautonomie de lU.G.T.T., etc.
Les nouvelles émeutes dont la Tunisie a été le
théâtre en janvier 1984 ont mis un terme à cette
tentative dassouplissement du monopole destourien. Elles ont,
en effet, révélé dans toute leur ampleur les
risques de déstabilisation dun État contraint
à laustérité économique. Les
troubles ont eu pour cause immédiate une décision
gouvernementale de doublement des prix à la consommation des
produits céréaliers et de leurs dérivés.
Amorcée dans les oasis du Sud, lagitation avait
gagné les principaux centres urbains. Elle devait y donner
lieu à une violente contestation des institutions, normes et
valeurs afférentes à lÉtat et des signes
extérieurs de lascension et de lintégration
sociales : actes de vandalisme contre les bâtiments publics
(bureaux de poste, écoles, etc.), tentatives de
déprédations et de pillage à lencontre des
nouveaux quartiers résidentiels, destructions
sélectives de véhicules privés, etc. Pour venir
à bout de cette protestation populaire, qui, une nouvelle
fois, avait nécessité lintervention de
larmée, le gouvernement, sur linitiative du
président Bourguiba, a été contraint
dannuler la mesure de relèvement des prix qui avait
joué le rôle de détonateur. Mais,
désormais, toute forme de contestation serait
réprimée telle une menace pesant sur le devenir
même de lÉtat.
Le gouvernement, après avoir cherché en vain à
faire cautionner par lU.G.T.T. un compromis durable sur la
question des salaires, a décapité en 1985 la centrale
syndicale. Simultanément, le combat politique contre le
courant islamiste a, de nouveau, emprunté la forme de la
répression policière et judiciaire, avec pour point
culminant le procès de septembre 1987. Le pouvoir sest
employé à nier la possibilité de tout compromis
avec les islamistes en imputant au Mouvement de la tendance islamique
(M.T.I.) des menées subversives et des actions terroristes
niées ou désavouées par celui-ci. Le
procès anti-islamiste de septembre ne sajoutait pas
seulement à une liste dexclusions politiques
sanctionnées par voie judiciaire, qui jalonne lhistoire
de la Tunisie indépendante. Il relevait dune vaste
opération de neutralisation de tous les canaux
dexpression de la contestation : démantèlement de
la direction de la centrale syndicale, mais aussi reprise en main de
luniversité et mise en hibernation des partis
dopposition. Lobjectif poursuivi était de stopper
la progression de lislamisme au sein de la jeunesse et de
couper de leur base les tenants dun syndicalisme revendicatif,
tout en privant les islamistes et les syndicalistes, en butte
à la répression, de toute caisse de résonance.
Mais le risque était pris dune radicalisation dun
mouvement islamiste qui monopoliserait de facto le terrain de la
contestation au sein dune société frappée
de plein fouet par laustérité et privée de
moyens dexpression légalement reconnus. En
préservant la vie des chefs historiques du M.T.I., le verdict
de septembre 1987, malgré son extrême
sévérité peine de mort, effectivement
appliquée, à lencontre de deux accusés
impliqués dans des attentats non mortels , a
évité le pire. La conjoncture nen recelait pas
moins les risques dune nouvelle crise et
léventualité dune intervention militaire
qui ne serait plus provisoire.
Destitution de
Bourguiba
Le 7 novembre 1987, Habib Bourguiba sortait de lhistoire par
la petite porte. Déclaré médicalement «
empêché », il était destitué et
remplacé à la tête de lÉtat par le
nouveau Premier ministre quil avait nommé un mois plus
tôt, le général Zine el-Abidine ben Ali. En vertu
de la Constitution, le Premier ministre était appelé
à succéder au chef de lÉtat en cas de
vacance de la présidence « pour cause de
décès, démission ou empêchement absolu
» et ce pour la période restante « de la
législature en cours de la Chambre des députés
» (article 57). Cette disposition conférait à
Habib Bourguiba, président de la République à
vie depuis mars 1975, la faculté de désigner
lui-même son successeur et de revenir à tout moment sur
son choix en nommant un nouveau Premier ministre. Elle avait
contribué à aviver la lutte pour la succession dans
lentourage du président Bourguiba.
En fait, Bourguiba refusait dadmettre que lon pût
lui succéder de son vivant. Aucun de ses Premiers ministres
na jamais véritablement fait figure à ses yeux de
successeur plausible. Tous ont constitué pour lui des
solutions transitoires en fonction des impératifs politiques
du moment : amortir les effets de la crise de 1969 (Bahi Ladgham),
réorienter léconomie tunisienne (Hedi Nouira),
débloquer la situation politique consécutive aux
événements de 1978 et à laffaire de Gafsa
(Mohamed Mzali), négocier avec le F.M.I. et la Banque mondiale
le programme « dajustement structurel » de 1986
(Rachid Sfar)...
Le 2 octobre 1987, en nommant Premier ministre le
général Zine el-Abidine ben Ali, jusque-là
ministre de lIntérieur, Habib Bourguiba entendait mener
à son terme la répression anti-islamiste. Mais, pour la
première fois, il a eu pour interlocuteur une
personnalité sans passé militant au sein du
parti et ayant accédé récemment à des
responsabilités politiques capable de résister
à ses injonctions, le désaccord portant
précisément sur lextrême
sévérité de la répression exigée
par le président. Plutôt que de se soumettre et de
laisser le pays sengager plus avant dans lengrenage de la
violence, le Premier ministre a pris les devants, sauvant le
régime au prix de la mort politique de son fondateur.
Réformes politiques
Partis dopposition, syndicalistes et intellectuels de tous
bords ont salué le départ du combattant suprême
comme une « réouverture de la porte de lespoir
» (Mohamed Charfi). Espoir de garantie de la paix civile, de
réconciliation nationale et davancées
démocratiques. De fait, le nouveau président et son
Premier ministre (Hedi Baccouche) ont pris une série
dinitiatives en ce sens. Le parti destourien (anciennement
Néo-Destour et, à partir de 1964, Parti socialiste
destourien) a non seulement changé dappellation
(Rassemblement constitutionnel démocratique, R.C.D.), mais
encore a amorcé un processus de renouvellement de son
personnel dirigeant et de réorganisation de ses structures. La
Constitution a été réformée. Outre des
amendements relativement secondaires (abaissement de lâge
déligibilité à la députation,
nationalité tunisienne de chacun des deux parents des
candidats à la présidence de la République,
etc.), la révision constitutionnelle a aboli les dispositions
relatives à la présidence de la République
à vie (conférée à Bourguiba), fixé
à soixante-dix ans lâge maximal pour la
candidature à la présidence, conféré au
président de la Chambre lintérim de la
présidence de la République, à charge pour lui
de superviser la nouvelle élection présidentielle, et
modifié les procédures de vote des lois et des motions
de censure. Des mesures sélectives de grâce et
damnistie ont été adoptées en faveur de
victimes de la répression politique. Le principe de
lautonomie syndicale a été reconnu. Le 7 novembre
1988 a été solennellement conclu un Pacte national
tendant à sceller une sorte de compromis historique entre les
différentes forces et sensibilités politiques et
mettant laccent sur les références à
lÉtat de droit et à lidentité
arabo-islamique de la Tunisie.
Ces initiatives, si importantes soient-elles, ne sauraient dissimuler
les difficultés dune conciliation de lexpression
du pluralisme et dun engagement solidaire face aux
nécessités de la réforme de lÉtat
et aux contraintes de la situation économique.
Le parti destourien, quelle que soit son appellation officielle,
constitue le principal foyer dopposition à un changement
qui signifierait labolition des féodalités et des
rentes de situations clientélistes. Lislam, quant
à lui, figure au cur de lunité et de
lidentité tunisiennes mais divise les Tunisiens. La
réhabilitation des valeurs islamiques pose, en effet, la
question du devenir des acquis modernistes du régime
bourguibien. Le président Ben Ali a fixé les limites du
débat, dès le 20 mars 1988, en se prononçant
contre une remise en cause ou un abandon du Code de statut personnel.
Les modalités dassociation des islamistes
eux-mêmes au fonctionnement des institutions restent à
déterminer et font lobjet de discussions parmi les
principaux intéressés et entre ceux-ci, le pouvoir et
les autres forces politiques. Enfin, la reconstruction de
lU.G.T.T. suppose une direction particulièrement
responsable, jalouse de lautonomie syndicale mais capable de
modérer les revendications. Une dernière inconnue
demeure : larmée. Celle-ci, on le sait, est intervenue
à plusieurs reprises dans le passé pour restaurer
lordre. Si elle na joué aucun rôle direct
dans la mise à lécart du président
Bourguiba, rien nindique quelle soit immunisée
contre les conflits et débats inhérents à la
nouvelle situation politique et que toutes ses composantes aient
renoncé à peser sur lévolution du
pays.
La montée de lislamisme est sensible ; dès 1981,
le M.T.I. a opté pour une action légaliste, bien
quil ne soit toujours pas reconnu comme parti politique.
Le 2 avril 1989, par un scrutin anticipé, le président
Ben Ali, candidat unique à la présidence, est
plébiscité par plus de 99 p. 100 des électeurs.
Le même jour, le R.C.D., parti qui soutient laction
présidentielle, remporte les 141 sièges de
députés, et le M.D.S., parti dopposition
modérée, se trouve laminé. Cependant, les «
listes indépendantes », dont 19 sur 22 sont
patronnées par les islamistes, obtiennent plus de 13 p. 100
des voix.
Le pouvoir sefforce de prendre de vitesse la menace islamiste
en intensifiant le développement économique du pays :
taux de croissance de 8,6 p. 100 en 1992, le plus élevé
depuis plus de quinze ans. Il oscille en outre entre la
répression (difficultés avec la Ligue tunisienne des
droits de lhomme, où les islamistes sont
présents) et une lente marche vers la démocratie en
prenant des dispositions légales (émancipation des
femmes, par exemple). En mars 1994, Ben Ali est encore
réélu avec plus de 99 p. 100 des voix.