En ce XIVe siècle (VIIIe de l’hégire), les rivalités dynastiques déchirent le Maghreb. La Reconquista chrétienne entreprend de mettre un terme au destin d’al-Andalus presque réduit à la gloire de Grenade. L’Orient arabe subit la terrible invasion de Timur Lang et connaîtra bientôt la puissance ottomane, déjà lancée vers l’Europe. L’empire d’Islam vacille et nie dans l’impuissance le rêve de son unité. La pensée même s’y fige : Ibn Tufayl et Ibn Rusd sont morts depuis plus d’un siècle. Le conservatisme a tari la réflexion théologico-dogmatique, figé la controverse juridique, réduit les sciences et les lettres.
C’est en ces temps de déchirement que survient Ibn Haldun (Ibn Khaldun) et qu’il s’engage dans l’histoire, pour lui lieu d’expérience et champ d’analyse. Du diplomate à l’historien, il établit l’itinéraire d’une réflexion qui fut géniale. Au moment où la conduite du monde va échoir à d’autres mains, il fonde une science en ébauchant une anthropologie culturelle de la civilisation arabo-musulmane.


Une expérience

‘Abd al-Rahman b. Muhammad b. Haldun naît à Tunis dans une famille andalouse d’origine arabe, longtemps fixée à Séville, qui compte de grands bourgeois lettrés, hauts fonctionnaires ou hommes politiques au destin parfois tragique. Il approfondit ses études à Tunis où la cour mérinide draine des savants de renom. Il accède à la culture philosophique et se pose le problème des fondements et de la portée de la spéculation rationnelle. Résumant un ouvrage de méthodologie théologico-philosophique d’al-Razi, il comprend le besoin où se trouve l’Islam d’un nouvel effort de connaissance, mais prend aussi conscience des contingences socio-historiques qui pèsent sur l’exercice de la raison. En lui naît la réflexion sur l’adéquation des systèmes de la pensée et des structures du réel.
La grande peste ravage l’Ifriqiya et décime sa famille. Il entame une carrière politico-administrative fertile en rebondissements et aventures. De 1350 à 1372, il sert plusieurs dynasties du Maghreb ou d’Espagne avec des fortunes diverses, et se voit confier une mission auprès de Pierre le Cruel à Séville. Il mène en même temps une vive activité d’intrigues, prises de contact et arbitrages, avec la secrète ambition de trouver l’homme et surtout la force qui lui permettraient de jouer un rôle à sa mesure. D’une existence fluctuante qu’il sait réorienter sans guère de scrupules, il retire une connaissance incomparable des mécanismes politiques qui régissent l’exercice du pouvoir.
En 1372, il se retire dans la forteresse d’Ibn Salama en Oranie. Là, cet homme partagé entre la science et l’action, doué d’une intelligence tenue bridée dans les limites d’un monde en repli, s’abstrait et construit en quatre ans l’ouvrage qui va fonder sa gloire : la Muqaddima, prolégomènes à la volumineuse histoire universelle, le Kitab al-‘Ibar (1375-1379).
De retour à Tunis, il dispense des cours qui suscitent l’enthousiasme des étudiants, mais l’hostilité des conservateurs. En cette période de tarissement, on accepte mal une pensée qui se veut créatrice. D’autre part, la personnalité même d’Ibn Haldun déplaît. La réaction des juristes provoque son départ définitif.
Au Caire, il occupe une chaire de droit et une charge de grand qadi malikite qu’il perdra et retrouvera à plusieurs reprises. Pendant quatorze ans, il se consacre à ses cours, revoit son histoire universelle à laquelle il adjoint, vers 1395, un appendice : le Ta‘rif , introduction à son œuvre, communication d’une conscience créatrice plus qu’autobiographie véritable. En 1400, il rencontre le Mongol Timur Lang qui, bientôt, enlèvera Damas. C’est sur un drame qui ne dut point l’étonner que s’achève la courbe de sa réflexion et de sa vie (1406).


Perspectives d’une réflexion

La première démarche d’Ibn Haldun fut d’ordre épistémologique : assigner à l’histoire une place dans l’organisation du savoir d’où elle était absente. D’autre part, définissant son objet comme étant la réalité vécue des hommes, il fixe les limites et les modes d’une investigation propre à établir l’intelligibilité historique. Mais il bannit d’un dessein rationnellement fondé toute spéculation philosophique et la quête d’une finalité. La réflexion sur la matière historique, ses phénomènes, ses lois d’évolution, n’inclut pas de problématique philosophique nouvelle. Contenu dans les limites conceptuelles de son époque, son dessein se veut explicatif d’une réalité socioculturelle, il ne s’établit pas dans la perspective d’un devenir.
Le réel étant la source unique de l’intelligible, Ibn Haldun entend saisir les rapports de causalité qui régissent ce réel. Ainsi naît en lui la conception d’une science neuve, celle du ‘umran , étude d’une sociabilité naturelle, qui permet de comprendre le mécanisme des comportements historiques, mais, surtout, déborde la singularité des faits pour les replacer dans la totalité qui les contient. Établissant les références multiples de ces faits, il veut ainsi reconnaître et respecter leur insertion dans un enchaînement structurel.
Ce rationalisme de la démarche, s’il exclut tout examen de la nature humaine, semble se détourner également de tout recours à un fondement religieux. Le comportement socio-politique du groupe, tel qu’il est décrit dans la Muqaddima , s’analyse comme suit : naissance d’une ‘asabiyya , cohésion de sang, identité d’intérêts et de comportements, qui fonde un groupe ; celui-ci est soumis à la dynamique d’une évolution qui cristallise sa puissance ; le groupe cherche à imposer sa souveraineté (mulk ). À ce moment entre en jeu un autre facteur de civilisation : la religion, superstructure soumise à des déterminations de base (géographiques, socio-économiques, etc.) et à leurs sollicitations. À chaque phase de l’évolution sociale correspond donc un type de comportement religieux. La religion s’insère dans une situation où elle a une fonction d’ordre politique. C’est elle qui sous-tend le mouvement d’une ‘asabiyya vers le mulk, d’où cette importance de la da‘wa , propagande idéologique qui permet au clan à la fois de signifier sa puissance et d’affirmer le caractère idéal de sa consécration.
C’est donc comme élément du ‘umran qu’Ibn Haldun considère la religion, sans prétendre retrouver dans l’histoire quelque grand dessein de Dieu, un plan mystérieux dont il essaierait de déchiffrer le projet contraignant. Aussi notera-t-il que le sentiment religieux se dénature et se dissout en même temps que se distendent les liens de solidarité de la ‘asabiyya. Cette doctrine a sûrement heurté le rigoureux idéalisme malikite qui régnait alors au Maghreb. Il faut, par ailleurs, souligner nettement le recours explicite que fait Ibn Haldun à l’irrationnelle invocation du prophétisme muhammadien. Il serait grave de ne pas tenir compte de sa permanence, à travers l’œuvre, comme modèle premier et inimitable.


Ibn Khaldun historien : la « Muqaddima »

Le plan de la Muqaddima (Les Prolégomènes ) est le suivant :
Introduction : l’histoire comme science, définition de son objet ; exposé des principes de l’intelligibilité historique ; méthodologie de l’historiographie critique.
I. Sociologie générale de la civilisation : la science du ‘umran , théorie de la sociabilité naturelle ; les déterminations du milieu et leurs incidences culturelles, géographie physique et humaine ; considérations psycho-sociologiques et ethnologiques : prophétisme, arts divinatoires.
II. Sociologie de la bédouinité (la badiya ) : éléments d’une ethnologie générale ; étude des deux types de groupement humain : de la bédouinité à la citadinité, exposé de psychologie comparée, mouvement dialectique d’une culture ; géopolitique : le concept de ‘asabiyya – cohésion et solidarité –, fondement d’une dynamique socio-politique.
III. Philosophie politique : établissement et exercice du pouvoir (mulk ) et de l’autorité spirituelle (hilafa ) ; dynamique des dynasties, théorie des institutions.
IV. Sociologie de la citadinité (la hadara ) : le phénomène urbain ; organisation de la cité politique ; économie urbaine ; typologie du citadin ; dénouement de la ‘asabiyya .
V. Économie politique : l’industrie humaine ; travail, prix, spéculation ; classes sociales.
VI. Sociologie de la connaissance : classification des sciences (religieuses, rationnelles, linguistiques) ; langage et société, acquisition du langage, pédagogie ; disciplines philosophiques et littéraires.
Donnant à son investigation cette dimension qui élevait l’histoire au rang d’une science, Ibn Haldun ne pouvait manquer de souligner avec force les exigences scientifiques de la connaissance historique. Il a présenté une critique sévère de ses prédécesseurs, dénonçant leurs erreurs, leur ignorance, leur partialité et surtout leur incapacité à soumettre les faits au jugement de la raison. Or l’histoire reste la science des faits : le premier devoir de l’historien est d’apprécier avec rigueur leur degré de crédibilité. Avant même de saisir les lois d’une évolution, il faut s’entourer de toutes les garanties nécessaires à l’établissement d’une vérité. Si l’analyse rationnelle ne saurait constituer le savoir, elle doit orienter puis contrôler la recherche.
Ibn Haldun s’est-il plié lui-même à ces exigences ? Son Histoire universelle (Kitab al-‘Ibar ) a quelque peu été reléguée dans l’ombre par sa géniale introduction. On l’a critiquée durement et l’on a même jugé qu’elle contrevenait aux principes méthodologiques exposés dans la Muqaddima. L’auteur semble bien y adopter, en effet, la démarche dominante de l’historiographie arabe : récit événementiel respectant une chronologie parfois imprécise ou erronée, juxtaposition de versions différentes, absence de toute synthèse, analyse très élémentaire des causes et des comportements, etc.
Notons d’abord que le projet d’universalité ne doit pas être retenu pour essentiel ni tromper sur l’originalité de l’œuvre. C’est exclusivement dans la partie consacrée au Maghreb qu’Ibn Haldun prétend innover, et il est alors d’une importance capitale. C’est, d’autre part, à partir du Maghreb qu’il appréhende la culture arabo-musulmane, et il n’est jamais plus à l’aise pour son investigation que dans ce lieu d’expérience privilégié. La priorité et l’autonomie de la Muqaddima ne peuvent être mises en doute ; mais les liens qui la rattachent à la partie maghrébine de l’œuvre ne sont pas moins évidents. Il apparaît qu’Inb Haldun nous livre dans son histoire un matériau, une matière non exploitée à quoi il nous appartient d’appliquer l’analyse si fermement proposée dans l’introduction.

L’Europe, le découvrant au XIXe siècle, a dressé d’Ibn Haldun une statue solitaire, lui déniant trop vite toute influence, malgré la certitude où l’on est de l’existence de disciples et, au moins dans l’empire ottoman, de la vivacité d’un héritage Et certes trop tard venu, il fut isolé. Mais à cette géniale solitude, servant parfois à rejeter dans l’ombre tout un contexte culturel, s’ajoutent les méfaits d’un véritable arrachement. En effet, et sans crainte d’altérer la vérité d’une pensée, on s’est livré à des comparaisons et des rapprochements avec Machiavel, Vico, Montesquieu, Gobineau, Comte et puis Hegel et Marx. On est passé, en un siècle, de la tentative de récupération purement colonialiste à l’essai d’interprétation marxiste de la pensée khaldunienne. Mais toute altération est bénéfique : depuis peu, des chercheurs avertis, et parmi eux enfin des arabophones, s’évertuent à restituer, en traduction, la stricte exactitude d’un texte des plus difficiles et à mesurer, en toute objectivité, l’ampleur d’une pensée et la signification d’une entreprise.